Je fais la moue. J’enrage ! Fabriqué comme un bleu !

C’est le moment choisi par Marie-Marie pour balancer le contenu de sa minaudière dans la frime de l’homme. Un nuage de poudre ocre nous sépare. Le gusman a morflé la cargaison dans les châsses, la bouche, les narines. II suffoque comme un phoque loufoque baissant son froc sous le foc. Prenant appui des deux mains sur mes accoudoirs, je réussis une poussée de bas en haut qui ferait chialer de joie Archimède. Mon crâne télescope son menton. Coup de feu ! Merde ! Le zig fléchit sur ses genoux comme s’il m’implorait. L’arme qu’il tenait a chu. La balle tirée à la désespérée s’est enfoncée dans le dossier du siège placé devant moi. Pas de conséquences fâcheuses. Merci, Seigneur ! J’administre à mon tagoniste une manchette sur la nuque. Ça le foudroie.

Je le refoule dans la travée. M'incline pour ramasser le pétard gisant sur le sol. Un pied se pose dessus. Je relève la tête. Un second zig, armé d’un pistolet, me darde vilainement. Miséricorde (à piano) ! L’arme n’est pas non plus celle que j’ai cigognée naguère !

Dis voir, le D.C. 10 en était truffé ou quoi ?

Le nouveau venu, c’est pas le style du premier. Il a la gueule d’un supporter de l’équipe de foot de Liverpool. Blond-blanc, une peau de rouquin, de la couperose. II avait des projets pour devenir albinos et puis il s’est fait recaler à l’oral. C’est pas un pistolet qu’il m’ajuste à dix centimètres des trous de nez, prêt à m’en confectionner un troisième, mais un revolver à barillet nickelé. Les balles de cuivre scintillent à la lumière de ma lampe de siège.

— On se calme ! dit-il.

Maintenant, ça commence à frémir autour de nous, dans les first. Le premier gonzier avait agi dans la discrétion et passait inaperçu. Cet hooligan en polo vert, aux bras roux tatoués (l’œuvre représente la relève de la garde devant Buckingham Palace) et au jean plus roux que sa peau à l’emplacement de la braguette, ne prend pas de précautions.

Cette fois, je me dis que cette jolie histoire d’amour vire au désastre. Mon prévoyage de noces risque de ressembler à un enterrement sans musique.

Le supporter du Liverpool Football Club attend, sans me quitter de l’œil de son Colt, que son compagnon reprenne ses esprits, ce qui ne tarde pas. Et puis voilà que tout s’île de beuté[4]. Un steward nommé Rudi Menthère, de Lucerne (Bouche-du-Rhône), marié à une fille Teintligen (la grosse chaîne d’épiceries du canton de Berne), père de trois enfants, se pointe délibérément, tenant le marteau que j’ai laissé au commandant.

— Faites gaffe, lui crié-je, ce feu-là est chargé !

Si je lui avais hurlé l’avertissement en allemand, sans doute lui aurais-je sauvé la vie. Hélas ! je le lui ai dit en français-argot, et lui c’est pas son dialecte d’érection. Te dire : quand il a passé la matu, il a eu 2 à sa version française ! N’entravant que pouic, il marche droit au rouquin, le marteau dressé.

L’autre, pas l’ombre d’une hésitance. La praline fatale. Il a défouraillé si vite que j’ai à peine discerné son geste. Déjà il me rebraque. Le malheureux steward a une plaie que n’importe quel romancier de mes deux qualifierait de « béante », en pleine bouille, juste au-dessus du nez. Les passagers d’autour de lui sont tout éclaboussés de sang. Une dame de la bonne société zurichoise (y en a pas de mauvaise en Suisse), avec un chapeau de feutre vert à plumes qu’elle a conservé durant le vol, un foulard Hermès et une laine beige, pousse des cris de trident.

Un troisième personnage s’élabore dans l’affaire. Lui, plutôt le style indien. Barbiche, moustache. Des lunettes noires cerclées d’or. Il tient le pistolet que j’ai chinoisé. Il flanque une formidable mandale à la dame couineuse pour la faire taire.

Bon, va falloir développer ce bigntz, à présent. Que tout s’organise. Le premier type a complètement récupéré, sauf qu’il a des yeux de lapin russe à cause de la poudre que lui a propulsée Marie-Marie. Il récupère son arme et, suivi de l’Indien, gagne le poste de pilotage. Lui suffira de montrer au commandant qu’il dispose de deux feux pour que celui-ci réalise la situation. Le steward а la tronche pétée corroborera la sombre réalité si le pilote se retourne pour mater la travée.

— Tu vois que j’avais raison ? murmure Marie-Marie, d’une voix tranquille.

Nerfs d’acier, volonté d’airain ! C’est pas de la femmelette à tirer l’après-midi de cinq à sept (de saint cassette), mais une frangine décidée. La pure race des amazones ! Filles du feu ! Guerrière ! Walkyrie. Pas besoin de lui faire respirer des sels, de lui bassiner les tempes au vinaigre, comme on faisait aux gonzesses des anciens temps quand elles chopaient leurs vapeurs ! Marie-Marie, la vapeur, elle lui sort des naseaux.

Le gars qui me couche en joue, calme l’effervescence montante en termes d’une grande sobriété et chargés de volonté :

— Vos gueules ! Le premier qui bouge est mort !

Quand tu déclares cela après avoir fait éclater la tronche d’un chef steward, père de trois enfants qu’il emmenait chaque année au cirque Knie, tu es sûr d’être pris au sérieux. Tu les vois démener, les écoutes vociférer : des leaders syndicaux ou politiques, des chefs d’entreprise, des maris trompés, des bavards, des cons, des autres, tu te tapotes le menton. Blabla, zozoterie, fumée ! De la couillerie guimauve ! Des rodomontades rémoulades ! Du vent ! Du pet inodore ! De l’absence en forme de rien du tout ! Les derniers gus que tu prends en considération, c’est le chirurgien t’annonçant qu’il va falloir t’ablationner un rein, ou le contrôleur du fisc t’assurant d’un redressement imminent. Les autres brandisseurs de présages, menaces ou promesses, tu les conchies, les compisses, les enduis d’éjaculations fougueuses et de crachats de belle densité. Tu t’exerces à les haïr, même si tu es un foncièrement gentil ; pour le sport, par honnêteté morale et respect humain.

Et bon, le calme étant imposé, il règne dans les first. La nouvelle de la piraterie ne s’est point encore propagée au-delà du rideau bleu séparant les classes !

Le supporter de l’épique équipe de Liverpool se tient acagnardé au dossier qui me fait face. II dit :

— Plus tard, tu paieras ce que tu as fait à mon ami, et ta pute également. Toi, je te tirerai une balle dans le ventre. T’auras un trou large comme ma main au milieu de tes tripes. Elle, faudra qu’elle me suce à fond avant que je la liquide.

— Tu devrais te méfier, dis-je. Telle que je la connais, elle te coupera le zob d’un coup de dents et tu n’auras plus que ta gueule en guise de tête de nœud !

Il sourit.

— T’es un marrant, hein ?

— On le dit si souvent que ça doit être vrai, réponds-je modestement.

— Ce que j’aimerais te craquer la cervelle tout de suite !

— N’abusez pas trop des coups de feu, une balle malencontreuse risquerait de faire exploser l’avion !

— Et après ?

— Ben, après, plus rien, évidemment.

— Et après ?

Là-dessus, les haut-parleurs du bord retentissent et la voix du commandant, à peine altérée par l’émotion, annonce :

— Ici votre commandant qui vous parle. Un incident va nous contraindre à modifier notre plan de vol. Nous sommes sous la menace de pirates de l’air armés qui exigent que nous changions de cap. Je prie les passagers de conserver leur calme et de se conformer aux exigences des gens qui nous tiennent à leur merci. Que chacun garde confiance.

II a jacté en allemand, répète en anglais, puis en français. C’est à peine si on perçoit un moutonnement de frayeur dans l’appareil. La nouvelle sidère les passagers des autres classes encore ininformés. L'Indien aux lunettes noires sort du poste de pilotage et marche vers l’arrière du D.C. 10 en brandissant le feu inutilisable (mais les gens ne le savent pas).

Je note que la carte de l’Amérique du Nord projetée sur l’écran disparaît. On ne peut plus suivre la marche de l’avion. Le soleil se déplace et notre hublot ensoleillé s’assombrit. J’ai idée que le zinc amorce un radical changement de cap. On piquerait plein nord que ça ne me surprendrait pas.

Sous ma coiffe bretonne s’élabore l’alchimie magique des idées. Un mec d’action, tu peux pas l’empêcher de phosphorer, de combiner, d’échafauder. Moi, froid aux châsses ? Jamais avec mon Damart[5].

Je me dis ceci : les pirates sont au nombre de trois. Celui que je suppose être leur chef reste dans le poste de pilotage, le second me tient à l’œil, tandis que le troisième va chiquer au loup-garou dans les autres classes. Ce dernier possède une arme bidon. Si bien que si je parviens à neutraliser le voyou blondasse, n’ayant rien à craindre de l’Indien, je pourrai ensuite me consacrer au chef.

Diviser pour régner.

Ils se sont eux-mêmes divisés.

J’ai droit à un régime de haute surveillance spécial car ces gentilshommes de fortune savent qui je suis. L’homme aux tempes grises me l’a pratiquement dit.

L’os réside dans l’expérience du supporter liverpoolais (l’hiver poulet). Il en a, c’est évident. La manière qu’il me braque à distance, ne trompe pas. Je serais foudroyé avant de pouvoir terminer un geste désarmeur. D’autant qu’il ne demande qu’à perforer cet « arrangement de chair » (comme écrit Cohen) qui me constitue si harmonieusement. Alors, attendre !

Je prends une position confortable, jambes allongées, mains croisées sur le bas-ventre. J’ai assez de force de caractère pour fermer les yeux.

Le hooligan m’interpelle :

— Hé ! flic !

Je soulève mes stores. Il se fend le pébroque.

— T'espères quoi ? il demande.

— Dormir, que je lui réponds.

Je m’en torche qu’il soit indupe. Ce qui importe, c’est de puiser dans son capital patience, comprends-tu ?

Si on analyse nos deux situations, la sienne, malgré l’appoint du revolver, n’est pas tellement plus enviable que la mienne, après tout. D’abord, il est en plein brigandage, et moi j’ai la parfaite sérénité de l’âme. Il est sur le qui-vive, étant environné de plusieurs centaines de victimes, et moi je n’ai que l’inconvénient de ces trois yeux fixés sur ma personne. Enfin, il est debout, et moi vautré.

Non, je te jure que ça baigne pour ma pomme !

DERRIÈRE LE HUBLOT

Ave Caesar, Marie Curie te salutant.

Tel le gladiateur romain défilant devant la loge impériale, je lance cette phrase légendaire du fond de mon aimable subconscient.

Je dois m’endormir ! Oui, au plus fort du drame, il me faut roupiller vraiment pour déconnecter l’adversaire. Quelle plus cinglante leçon de courage donner à ce foie blanc ? Il braque un revolver sur ma figure, et Sana, superbe, s’endort.

Je ferme les yeux. Compter des moutons ? Rien de plus stupide. Je préfère délirer. Tiens, j’imagine un restaurant pour scatophages. Compose le menu qu’on pourrait y servir : excréments de bébé sur toasts ; étrons de jouvencelle sauce hollandaise ; colombins de manar braisés ; diarrhée norvégienne flambée au rhum ; entremerdes glacés.

La marotte scatologique de l’Antonio ! Je vois d’ici discourir les cadémiciens, juste que se dessinait un courant bienveillant en ma faveur ! Suicidaire, l’apôtre. Incorrigible. Se néfaste la carrière. Une plume pareille, tout lui était promis, et voilà qu’il se la carre dans le fion et fait « Cocorico ». Faut être estampillé du sceau du sot, je vous jure. Ou du sceau du secret ! Du saut du lit, du seau du puits. On le comprendra jamais, Santonio ! C’est un vrai bizarre. Un mortifié ! Un obscène ingénu ! Il gaspille ses lauriers. Les ôte de son chef pour les flanquer dans le civet ! Des comme lui, on en retouchera jamais plus.

Un instant, il y a un vacillement dans mon caberlot, un flou artistique. Mais je réalise en pensant à Marie-Marie que j’ai entrainée presque de force dans cette équipée. N’aura-t-elle donc tant vécu notre amour que pour cette infamie ? Après tous ces jours passés loin de moi, toutes ces tentatives infructueuses pour m’oublier, elle me retrouve. Je décide de m’unir à elle, comme on écrit dans les très jolis livres où on se masturbe que d’un doigt en gardant l’auriculaire levé ; et puis la tuile ! Ce zef impensable ! La malédiction des Romanov !

Ça s’estompe. Ma douleur s’atténue. Je commence à somnoler pour de bon. Mais presque tout de suite, la voix du commandant Ziebenthal :

— Ici votre commandant de bord. Nous commençons notre descente, et allons nous poser en catastrophe sur un terrain gelé. Attachez vos ceintures, déchaussez-vous, mettez le dossier de votre siège en position verticale et tenez-vous penchés en avant.

Là, on commence à percevoir des cris. Un vieux gonzier bronzé à l’hépatite virale demande à mon garde la permission d’aller aux chiches. Ça urge, c’est peut-être même trop tard, y a commencement d’exécution. Le supporter de Liverpool va pour refuser mais l’odeur qui se dégage du vieux l’incite à la clémence et il consent.

Moi, je me dis très exactement ceci, sans y changer une virgule : « Mon Sana, tu tiens peut-être l’occasion tant espérée. » Je remonte le dossier de mon fauteuil d’une main. J’ai, dans ma manche le tournevis emprunté à la caisse à outils de bord. En ai coincé l’extrémité dans mon poignet mousquetaire. Le vieux crabe au foie malade quitte sa place en marchant comme un pauvre bonhomme salement emmerdé. Il va devoir passer entre le rouillé et moi. Mais l’autre, dont la méfiance est restée intacte, lui ordonne de se courber pour passer. Le pauvre zigus aux tripes en débandade obtempère. Moi, juste comme il va longer mon siège, discrétos, je lui fais un croche-pied (que l’on appelle également croc-enjambe dans le grand monde et croque-en-bouche chez les négresses а plateau).

Le bonze trébuche et s’accroche à tu sais quoi ? La braguette du hooligan ! Instinctivement. L’autre le rebuffe d’un coup de genou dans la gueule. Quelque chose en moi, mon ordinateur de cervelle sans doute, a su que c’était the moment (en anglais « le » moment). J’ai rien décidé. Simplement mes réflexes ont agi. Je me fends comme Lagardère lorsque l’heure est venue d’aller t’ à lui.

Et voilà mon adversaire tout con avec un énorme tournevis en travers de la gorge. Tu sais, les fakirs de music-hall qui se traversent la peau du cou avec une brochette à merguez ? Eh bien, ça ! Sauf que j’ai pas déterminé les points neutres. Le gonzier a pris l’outil jusqu’au manche. Ça ressort derrière lui. Probable que ça a dû toucher des nerfs vachement importants car il est paralysé. N’a même pas le spasme pour presser la détente de son presse-purée ! II ne peut plus rien foutre d’autre que de déguster son horreur, Cézarin. Jusqu’à la lie. Jusqu’à l’hallali. Ou que mort s’en suif.