— Tonio, mon pote ! T’as pas pu m’faire ça ! C’est un con sevable ! Canner dans un zinc ! Après tous ces dangers féroces dont auquel tu as rechapé[7]. J’peux pas y croire, sale salaud ! M’faire ça à moi et à ta vieille ! Une femme si méritante, si digne, dont personne au monde ne sait faire la blanquette de veau mieux qu’elle ! Ah ! misérab’, disparaît’ en pleine fosse de large, à nous qu’on t’aimait tant ! Faut êt’ vermine dans ton genre, bordel !
Les gens se retournent pour voir ce gros homme sanguin et trébucheur pleurer à gros flocons et psalmodier d’inaudibles litanies.
Bon, il arrive chez lui. Sa vieille concierge Carabosse, avec laquelle il est en froid depuis des lustres, est stupéfaite de le voir ainsi dévasté. Malgré la vendetta rancie sous le harnais, elle ne peut se retenir d’un gourmand :
— Un malheur est arrivé, monsieur Bérurier ?
Le Mastar a senti l’espoir sous-tendu dans la question. Il s’arrête, la visionne trouble à travers ses larmes gélatineuses. Enfin, il murmure calmement :
— Tais ta gueule, sorcière, que sinon je t’encule à t’en faire éclater l’pot av’c mon chibre d’âne !
Il attend la réaction de la vioque, mais elle ne peut que bouche-béer.
Alors il ajoute, d’un ton affable, presque tout à fait gentil :
— Tu m’rappelles un rat crevé qu’ j’avais trouvé dans not’ grenier d’ la ferme. T’as ses yeux, sa moustache et tu pues aussi fort !
Ayant dit, il gravit les marches de pierre.
Chez lui, y a réunion tempestive. Sa grognasse, œuf corse, plus Pinaud, plus M. Blanc, plus Alfred le coiffeur. Ils sont debout, blafards (y compris Jérémie malgré son sénégalisme avancé).
Ils se taisent. Ne se regardent pas. Juste le bout de leurs chaussures.
L’arrivée du Gros conjugue les huit z’yeux sur lui. A son visage tragique, ils savent qu’il sait. Eux saucisses.
Béru se sent veuf de San-Antonio. Orphelin, aussi. Et puis apatride et légèrement excommunié sur les bords. Il est dénué, dénutri, expectoré par l’existence gueusarde. Il va au fauteuil voltaire hérité par Berthe de sa marraine qui était postière à Moncheval-Augallot (Orne), s’y dépose avec harasserie.
On continue de se taire dans le Landerneau. Berthe rompt la première :
— T’as du blanc d’œuf sur ton futal, Sandre !
Voilà ce qu’elle trouve à dire, la vachasse. Juste ça. A un moment aussi calamitesque !
Il regarde son bénouze et répond :
— C’est pas du blanc d’œuf, c’est du foutre.
— Ah bon, elle fait. Parce que le blanc d’œuf, ça part pas.
L’échange ressemble à une pierre lancée dans un puits profond et qui n’en finit pas de ricocher contre les parois, éveillant des échos moyen âgeux de douves.
Alfred intervient :
— Quand la nouvelle est tombée je suis venu immédiatement.
Alexandre-Benoît acquiesce :
— T’as eu raison, merlan. Plus on est de fous plus on rit !
Ce cynisme blesse les sensibilités et les paupières s’embuent sans but.
— Faut se secouer, déclare Berthe ; le temps est un grand maître.
L’expression alerte Béru.
— V’s’entendez cette chiasse ambulante, les gars ? Sana disparaît et tout ce qu’è trouve à dire, la grosse seringue, c’est que « I’ temps est un grand maître ». Mais caisse y z’ont tous à déconner quand c’est pas l’ moment, Seigneur Dieu ?
Puis, à Pinuche :
— Mâme Félicie est au courant ?
— Pas encore. Antoine venait de l’envoyer faire une cure en Roumanie, pour la régénération des cellules ; c’est moi qui lui avais donné l’adresse. Mme Pinaud s’y trouve encore présentement.
— Faut la préviendre, dit le Gravos.
— Hélas, admet Pinaud.
Il est élégant depuis qu’il a fait fortune en trouvant une amélioration de ses ventes pour un pré-électric-shave ricain. Un sénateur amerlock, tu croirais. Glabre, distingué.
C’est alors que Jérémie Blanc, qui n’a encore pas moufté, prend le crachoir.
— Je voudrais vous dire quelque chose, murmure-t-il.
Béru est à ce point accablé qu’il en oublie son racisme foncier. Au contraire, Blanc lui devient sympa. N’est-il pas une « invention » de San-Antonio ? N’est-ce pas le commissaire qui l’a découvert, formé et affûté ? Te se met à le considérer comme un enfant naturel du cher disparu.
— Cause, petit Noirpiot !
— Vous allez probablement prendre ce que je vais dire avec incrédulité, mais j’ai le devoir de vous le révéler. Vous n’ignorez pas que le père de Ramadé, ma femme, est sorcier dans notre village, sur la rive du fleuve Sénégal. Il se trouve actuellement chez nous, à Paris. C’est la première fois qu’il vient en France depuis qu’il a servi dans les tirailleurs sénégalais. Lorsque le flash d’information a annoncé la triste nouvelle, il était assis devant le poste de télé. Vous devinez nos réactions dans la famille ! Des cris, des larmes à n’en plus finir. Mon beau-père nous a demandé ce qui nous arrivait ; on lui a expliqué. Alors il a fait le signe du toucan dans le grand baobab.
— C’est comment cela ? questionne la Bérurière encuriosée.
— Je n’ai pas le droit de reproduire un geste sacré, s’excuse Jérémie.
Et il poursuit :
— Mon beau-père nous a alors déclaré : « Cet homme n’est pas mort ; son goulougou se trouve toujours sur cette terre, près du plafond. »
— Près du plafond ? se permet de risquer César Pinaud.
— Ainsi a parlé l’un des derniers grands sorciers du Sénégal, déclare M. Blanc avec une gravité exceptionnelle.
— Il a tout de même pas la science infusée, bougonne Béru. T’as vu les paves du zinc ? En pleine Atlantique, à deux cents kilomètres de la côte, dans une eau glaciale. Comment t’est-ce aurait-il survivu ? Un crachat pareil, les mecs ! Le big valdingue ! Impossib’ !
— Puis-je maintenant vous faire part de mes réflexions, mes chers amis ? sollicite le négro.
— On t’ouït, mec.
— Lorsque le vol Genève-Montréal a brutalement cessé d’émettre, l’avion survolait le Labrador, par conséquent il avait franchi l’Atlantique. Il faudrait donc imaginer qu’il aurait fait demi-tour ?
— Si ses appareils auraient foiré, pourquoi pas ? objecte le Gros.
— Même privé du concours de ses instruments de navigation le pilote pouvait distinguer la mer de la terre.
— Mais peut-être lui était-il impossible de contrôler l’avion ? soupire Pinaud.
— Un D.C. 10 qui n’a plus de possibilité de manœuvre ne parcourt pas plusieurs centaines de kilomètres ! riposte Jérémie.
Alfred qui se passionne pour l’histoire demande au Noirpiot :
— Dites-nous le fond de votre pensée, monsieur Blanc.
Le grand primate pensant hoche sa belle tête crépue. Il ressemble à Sydney Poitier, cézigue. Baraqué comme un médaillé olympique, un regard de feu, pétillant d’intelligence, des ratiches carnassières qui lui mériteraient un contrat d’Email Diamant.
Jérémie porte un jean foncé, un blouson de couleur chocolat qui forme avec sa peau un camaïeu intéressant, un tee-shirt jaune paille. Il sent le nègre lavé et le déodorant corporel de luxe. Le voilà qui se met à arpenter l’apparte des Béru sous le regard convoiteur de la grosse Bertha, laquelle se flanquerait volontiers cet étalon entre les jambons. Elle a tâté d’un peu tout, au cours de son aventureuse vie sexuelle, dame Béru, mais sa collection de négus est assez courte.
— Le fond de ma pensée ? fait tout à coup Jérémie Blanc. Le fond de ma pensée, c’est que San-Antonio vit toujours et que ce crash de l’avion n’est pas aussi simple qu’on a l’air de l’admettre.
Béru fait une chose dont onc ne l’eusse cru (ou Lustucru, au choix) capable : il s’arrache à son fauteuil et va donner l’accolade à l’inspecteur Blanc.
— Mec, déclare-t-il, c’est pas la peine d’ se tirlipoter la peau des couilles ; j’sens qu’t’as raison ; t’es noir, j’en conviens, mais t’as du chou. Allons voir ton beau-dabe !
C’est fait : Béru adore Jérémie. Ils se sont installés dans la Rolls de Pinaud, à l’arrière. Mme Bérurier a tenu à se placer près de conducteur afin de profiter du tableau de bord. Alfred a décliné la croisière : il a rendez-vous avec une nouvelle shampouineuse qu’il lui faut « essayer », la sienne, connasse étourdie, s’étant laissée mettre en cloque par son ami, faute d’avoir pilulé convenablement.
Chemin faisant, Alexandre-Benoît accomplit son mea culpa :
— Tu voyes, Noirot, j’t’ai souvent bousculé et balancé des vannes pas gentils, mais faut pas que tu m’en rigorises. Me croive pas raciss. Les Noirs, j’leur en veux pas ; après tout, c’est eux qu’est mâchurés et pas moi ! S’l’ment, avec Sana, d’puis quèqu’ temps, y en avait qu’ pour ta pomme. Y f’sait du favorissime, l’grand ! Un’ toccata, quoi ! C’t’un prince, c’t’homme, et y l’a des caprices. J’te trouve vachement bien pour un nègre, réellement. Y a des Blancs qui pourraient prend’ du feu.
Jérémie écoute, un très vague sourire sur ses grosses lèvres presque noires. Pinuche pilote lentement, comme s’il drivait un enterrement. Béru, ça lui remet Gisèle en tête et en queue. La manière qu’elle s’est laissé verger, celle-lа ! Sans chichi ni esbroufe. Une gonzesse tout juste déberlinguée par son croque-mort ; tellement étroite qu’au départ une modeste banane pouvait pas être admise ! Et lui, avec son chibre colosse, il se l’est engouffrée de première. Faudra qu’il retourne la voir quand « tout ça » sera réglé. Car la confiance lui est venue, aveugle, péremptoire. Non, non, San-Antonio n’est pas mort. Il a raison, le beau-dabe à Jérémie. Le commissaire va réapparaître. Et alors, ce jour-là, ils s’exploseront la gueule au pommard ou au gevrey-chambertin. N’ensuite, il ira tirer Mâme Tanatos. En présence de son époux qu’il pressent complaisant. Lui donner une leçon de brosse, à ce mal monté.
Il part d’un principe, Bérurier : ne serait-ce qu’avec un cure-dent, l’homme à femmes doit pouvoir faire étinceler une gerce. Question d’inventions, d’heureuses trouvailles. Il y faut la fougue, la détermination. Lui, il a connu un paraplégique, naze de tout l’hémisphère sud, qui faisait grimper sa nana en mayonnaise comme un ingambe. Ça se passait à l’hôtel des Flots Bleus, sur la côte sétoise. La moukère du gonzier fané des quilles poussait de telles beuglantes, la nuit, que Béru était allé regarder par le trou de leur serrure. La prestation de l’époux handicapé l’avait scié ! Au lieu de se narvaler devant ses obligations maritales, il s’employait à outrance, le gars. Comme quoi, même sans zézette, si t’es un vrai julot, tu peux l’expédier dans les azurs, ta régulière.
O.K., ils parviennent chez les Blanc. Y a concours de peuple dans le modeste apparte : Ramadé, ses chiares au complet, Cadillac V 12, la frelote à Jérémie, Couci-Koussa, un cousin fraîchement débarqué, qui fait partie déjà du corps de balais de la place de l’Opéra, et, enfin, le papa de Ramadé. Singulier personnage en vérité. Pas du tout l’ascète décharné au regard fiévreux qu’on pourrait attendre d’un « sorcier » africain. Plutôt rondouillard, le mec, une barbe à la Ribouldingue, plus beaucoup de pavés dans le clapoir, ce qui subsiste étant à l’état de chicots noirs et branlants, des pommettes qui rougeoiraient si sa peau n’était pareillement noire, des yeux en coquilles d’escarguinches, genre « petits gris ». Il est drapé dans un boubou, et un bonnet de laine blanche lui calotte le dôme.
Présentations. Il leur serre la louche en émettant des rots en comparaison desquels les rugissements d’un lion ne sont que faibles soupirs d’adolecentes masturbées.
— Y cause français pour de bon, ton beau-dabe ? s’inquiète Alexandre-Benoît.
— Il était instituteur avant de prendre sa retraite.
— Donc, on peut y jacter presque d’égal à égal ?
— Presque, assure Jérémie avec humour.
Le Mastar se penche sur le bonhomme, assis en tailleur par terre.
— Moi y en a vouloir vous demander si vous deviner où est Sаntantonio, grand-père. It is-t-il possible or not ?
Le sorcier barbapoux se tourne vers son gendre.
— Qu’arrive-t-il à ce sac à merde, Jéjé ? soupire le digne retraité. Il est réellement débile où me prend-il pour tel ?
Afin d’éviter une échauffourée, M. Blanc s’empresse de répercuter dans un dialecte plus conforme aux échanges intellectuels la question du Mammouth.
Lors, le beau-père sorcier caresse son piège à macaronis de sa large main à serrement du jeu de paume très clair.
Au bout d’un peu, il profère, en dialecte des bords du fleuve Niger. Aussitôt, Ramadé va quérir une bouteille d’huile d’olive et une cuvette émaillée. Pendant ce temps, Jérémie cherche dans un tiroir de famille une photographie du commissaire San-Antonio. Le beau-père empare le blaud. Il dispose la cuvette sur ses genoux, débouche la bouteille d’huile et place le portrait au fond de la cuvette. II rote trois grands coups. Béru, ainsi sollicité, lui donne la réplique. L’autre remet ça. Béru idem. Vibrant dialogue stomacal, riche d’une éloquence du premier degré. Le papa de Ramadé entonne la bouteille d’huile et en biberonne une forte lampée.
Silence complet. II ferme les yeux. Les Noirs de l’assistance forment un cercle très fermé autour du bonhomme. Le sorcier penche la tête au-dessus de la cuvette. L’huile se met à dégouliner de son nez. Cela fait des éclaboussures de branlette impétueuse dans le font du récipient. La photo en est constellée. Le vieux dodeline du chef, les paupières toujours closes. Puis il redresse le buste et lève la tête. Il est prostré. Ses lèvres remuent faiblement, comme s’il récitait des incantations silencieuses. Et alors, il se passe une chose mouise : une légère fumée sort par ses oreilles.
— Je le vois, fait-il en touillant de l’index l’huile épandue sur le cliché. Il est parmi des gens et des valises. Beaucoup de gens, beaucoup de valises. Certaines personnes sont mortes, d’autres très mal en point. Ces gens se tiennent serrés les uns contre les autres. Lui, il est debout ! Il va, il vient ! Il…
Là, le père de Ramadé a une secousse et ouvre les yeux. Il rote à en fêler les vitres. C’est si puissant que Béru renonce à lui trouver une rime valable.
Ramadé sert du thé à la menthe. Pinaud demande du muscadet, mais cette denrée occidentale n’existe pas chez les Blancs. Le ci-devant Débris murmure à l’adresse du sorcier :
— Cher monsieur, vous avez affirmé à Jérémie, naguère, que notre ami était toujours vivant et que son goulougou se trouvait près du plafond ; qu’entendiez-vous par cette formule intéressante ?
L’interpellé ôte son bonnet de laine. Son crâne décrépu luit par larges plaques entre des reliquats de mousse noire. Il gratte celles-ci de ses ongles longs comme des pelles à gâteau, replace sa calotte cradoche et déclare :