— Le goulougou, c’est la flamme de la vie qui brûle en chacun de nous. Par le plafond, j’entends le toit du monde, c’est-à-dire le nord.

— Merci, fait Pinaud.

Puis, à Béru et Jérémie :

— Si l’on se fie aux visions de monsieur, Antoine se trouverait dans le Grand Nord, en compagnie des passagers de l’avion et de leur bagages.

— Voilà qui expliquerait le mystère, déclare Jérémie.

— Quel mystère ? demande Béru.

— Celui de l’avion cessant d’émettre au-dessus du Labrador et dont on retrouve l’épave en mer, le lendemain. Dans l’intervalle, il est allé déposer ses passagers et son fret de bagages dans un lieu désolé. Puis il a rebroussé chemin pour se rendre Dieu sait où. Seulement il s’est produit une avarie grave et l’appareil s’est crashé dans l’Atlantique.

— Tu crois donc qu’on l’aurait piraté ? insinue Pinuche.

Un diamant d’au moins quatre carats flamboie à son auriculaire manucuré car il ne se refuse rien, Pépère.

— Je ne vois pas d’autre hypothèse.

— Mais pourquoi le faire évacuer par ses passagers et leurs bagages ?

— J’avoue ne pas comprendre.

L’aimable milliardaire baisse le ton.

— Très franchement, tu le juges fiable, ton beau-père ? ne se produirait-il pas des interférences dans ses visions ?

Le visage de Blanc s’engravit. S’hostilise, même, pourrait-on dire.

— Je ne l’ai jamais pris en flagrant délit d’erreur. Il voit ou ne voit pas, mais quand il voit, il voit juste !

— Je ne voulais pas t’offenser, assure César, tu sais combien nous sommes cartésiens, nous autres, Français ?

— Je sais, répond sèchement M. Blanc. C’est la tare principale des cons.

* * *

Le Vieux possède une importante bibliothèque dans son bureau directorial, peuplée d’ouvrages techniques : code civil, criminologie, expertises en tout genre. De ces books solennels, épais et guindés, qu’on ne lit jamais et qui vous font éternuer quand, d’aventure, vous en déplacez un, à cause de la couche de poussière qui s’y est déposée. Un escabeau d’acajou (ou de sapajou) composé de quatre marches permet d’accéder aux rayons supérieurs du meuble.

Achille est juché sur ce tronçon d’escalier. II tient une liasse de feuillets d’une main qui tremble ; ses lunettes à monture d’écaille s’avancent jusqu’à l’extrémité de son nez. II lit un texte en trémolant.

Assise face а lui, une gonzesses décolletée jusqu’au nombril, dont le bas de la robe est fendu jusqu’au fémur, l’écoute en s’efforçant de bâiller le moins possible.

Le timbre de la porte retentit. Le Big Dabe s’interrompt.

— Ah ! non ! fait-il, j’ai demandé qu’on me fiche la paix !

Malgré cet accès de mécontement, il crie d’entrer. Paraissent alors Pinaud, Béru et Blanc, en queue lolotte. Devant ce trio, le dirlo rengracie.

— Ah bon, c’est vous autres ! Eh bien vous tombez à pic. Je prépare l’éloge funèbre de San-Antonio. Voilà qui vous intéresse particulièrement, vous, ses féaux. Nous organisons une cérémonie qui aura lieu à sa mémoire dans la cour de la Préfecture. Le ministre y assistera, peut-être même le président qui lui portait une certaine tendresse. On le décorera. Il ne voulait jamais, ce bougre ! Mais à titre posthume, il devra bien se soumettre ! Prise d’armes ! Cité à l’ordre de la natation, je veux dire de la nation. Marseillaise, tout le bordel et son train ! Et moi, devant le catafalque. Sur l’estrade. Comme je me tiens présentement. Ecoutez ! Bossuet est un ringardos en comparaison. Vous y êtes ? Pardon, j’oubliais : Zouzou, je vous présente les trois meilleurs collaborateurs de ce pauvre San-Antonio. Mlle Zouzou : une amie. Bon, je commence.

Il s’extrapole les muqueuses et démarre :

— Monsieur le Président, monsieur le Ministre, messieurs les Directeurs, mesdames, messieurs, moi-même…

« Aujourd’hui, la Police française tout entière est en deuil car son représentant le plus représentatif… »

Le dabe se tait, frappé d’indécision aiguë.

— Non, ça cloche : un représentant représentatif, c’est bancal. Je trouverai un synonyme… Je continue : Aujourd’hui, la Polie française tout entière est en deuil, car son représentant le plus naninanère n’est plus. Son héros valeureux entre tous a disparu, dure et triste fortune, dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, aurait chanté Hugo. Monsieur le Président, monsieur le Ministre, messieurs les Directeurs, mesdames, messieurs, moi-même, Rodrigue est mort ! La voix me manque et le cœur me lâche en proférant ces trois mots. Celui qui…

Alors, Bérurier coupe le sifflet d’Achille d’un vibrant :

— Y a gourance, m’sieur l’diréqueur. Sana vit toujours !

Le Scalpé stoppe sa déclamance, arrache ses besicles d’un geste théâtral et les brandit en direction du Gros, plaçant son index entre les deux verres en guise de nez.

— Taisez-vous, Bérurier ! Je comprends que votre amitié vous incite à repousser la cruelle évidence, mais ce n’est pas une raison pour m’interrompre.

— Pourtant, c’est la vérité vraie, boss. Santonio vit toujours.

— D’où sortez-vous une aussi odieuse baliverne ?

— C’est le beau-père а Blanc qui l’a vu de ses yeux vu, en visions authentiques, m’sieur l’ diréqueur. J’peux témoigner : j’y étais. Et le beau-père à Blanc, c’est un sorcier professionnel, licencié comme qui dirait. Pas un charlatan de fête foraine ! Le vrai sorcier, quoi ! De confiance ! Noir, qui plus est ! Comme tous les sorciers en bonnet d’uniforme. Il a r’péré l’commissaire quèqu’ part su’ une banquise ; donc faudrait voir à envoilier du s’cours, comprenez-vous-t-il ? Une banquise en c’te saison, j’sais pas si vous réalisez, mais ça doit cailler ! On s’fait des couilles en bronze, si j’oserais me permett’ d’vant mademoiselle dont, en passant j’vous félicite ! Charogne, elle a du répondant, la Miss ! C’est l’une des plus belles que vous ayeriez amenées ici. Et pourtant y en a défilé ! Ces roberts affutés au taille-crayon, mazette ! Et ces cuissardes, dites ! Sans causer du regard qui porte au flipper d’entrée d’ jeune.

— Foutez le camp ! hurle tout à coup le dirlo. Au lieu d’écouter religieusement mon discours, ce porc inlavé vient dévider des sornettes et des incongruités !

Pinaud croit opportun d’intervenir :

— Monsieur le directeur, si je puis me permettre…

— Rien du tout ! Evacuez ce bureau !

Jérémie lance à voix vibrante :

— Je vous conjure de nous croire, monsieur le directeur, qund nous vous affirmons que le commissaire vit encore.

Alors Achille, pathétique, descend de son escabeau.

— Vivant ! Avec un discours comme celui que je viens de concocter et que je lirai devant les caméras de télévision en présence du président ! Vivant, au moment où nous mettons sur pied une cérémonie qui fera frissonner la France ! Mais ils sont fous à lier, ces types !

Il brandit ses feuillets d’une main, ses lunettes de l’autre, sa calvitie de la troisième. Il étincelle !

— Messieurs ! enroule-t-il. Ah ! messieurs, vous bafouez la mémoire du plus noble d’entre vous ! Vous jetez sur cet être de légende que j’ai formé, les postillons bacillaires de la duplicité !

Il emphase à angle droit, toutes voiles dehors. Tu dirais Malraux parlant de Jean Moulin au Panthéon. Y a du vibrato, du contre-ré, des relents de Comédie-Française d’avant-guerre dans son verbe.

— Vous êtes des misérables, messieurs ! Au lieu d’ergoter bassement, vous devriez être agenouillés et écouter mon discours les yeux clos. Disparaissez !

« Ces gens me tuent, belle Zouzou ; je défaille. Allons nous allonger sur le divan d’à côté afin que je cherche l’oubli entre vos merveilleux bras, voire vos cuisses sublimes ! »


Le trio est sorti.

Dans l’escalier de pierre, il s’immobilise du fait de César Pinand, lequel se trouve premier de cordée. Celui-ci vient de se cabrer comme un cheval de livraisons devant la carcasse d’un ivrogne, ce à cause d’une décision péremptoire qui le biche.

— Mes amis, fait-il à Béru et Blanc, puisque le directeur joue les saint Thomas et refuse de nous entendre, nous agirons donc seuls. Dans Sa grande bienveillance, le Seigneur m’a permis de faire fortune en mon âge tardif. Employons cet argent à retrouver San-Antonio. Partons immédiatement pour le nord du Canada. Organisons des recherches. Nous le retrouverons, j’en fais le serment ! D’accord ?

En guise de réponse, le Noir et le violet baisent les joues concaves du généreux milliardaire.

L’instant est fugace mais émouvant comme l’ultime masturbation d’une mémé devant le portrait de Rudolph Valentino.

— On y va ! clame Béru en brandissant son poing qui ressemble à un platane taillé à zéro.

Et ils y vont !

LA-HAUT SUR LA MONTAGNE

Dans ma tronche, l’image passe et repasse inlassablement : celle de l’énorme zinc cahotant sur le sol inégal, brimbalant, ferraillant, avant de parvenir à s’arracher tant bien que mal. Ce pauvre petit visage entr’aperçu derrière le hublot. Marie-Marie dans le ventre du monstre, s’envolant en compagnie des pirates de l’air. J’aurais voulu dégueuler ma vie ! Trop, c’est trop !

Jamais je n’ai éprouvé aussi violemment des pulsions homicides. L’homme aux tempes grises, je voudrais me trouver seul avec lui dans un espace clos. Sans autres armes que mes membres, lesquels sont en fait les plus redoutables de toutes. Pouvoir bondir sur ce salaud ! Le terrasser. Prendre sa tête entre mes genoux comme une bouteille à déboucher, glisser mon médius et mon annulaire dans ses narines et lui arracher l’éteignoir. Ensuite décoller ses étiquettes. Puis briser ses gencives à coups de talon jusqu’à ce que ses croquantes puissent tenir dans le creux de ma main.

Un type s’avance : le chafouin à l’imperméable blanc dont j’ai défoncé les testicules à Genève.

— Ils ont embarqué votre petite copine, hein ? murmure-t-il, apitoyé.

J’ai même pas la force d’opiner.

II reprend :

— Sacrée aventure, hein ?

Ma prostration ne le décourage point.

— Ça ne ressemble pas aux détournements d’avion habituels, poursuit-il. Que sont-ils venus charger, selon vous ?

— Je l’ignore et je m’en fous, réponds-je enfin.

Il pose une large main fraternelle sur mon épaule.

— Écoutez, vieux, murmure-t-il, vous m’avez fait des couilles d’un demi-mètre cube chacune, qui ont de la peine à tenir dans mon froc ; mais cependant je compatis à votre détresse.

— Merci.

II soupire :

— Comment voyez-vous la suite du programme ?

— Je ne vois rien.

— Il va falloir, pourtant !

Du geste, il me désigne les passagers qui se sont agglutinés en cercle autour des véhicules en flammes afin de profiter de la chaleur des brasiers.

— Des femmes, des enfants, des vieillards ! Ils vont crever de froid cette nuit !

— Eh bien ! ils crèveront ! m’emporté-je.

Big burnes hoche la tête.

— Ne déraillez pas, mon vieux. Le monde ne s’est pas arrêté parce qu’ils ont emmené votre mousmé. Même s’ils la tuent ou la violent, il continuera de tourner ! Puisque vous ne pouvez rien pour elle, occupez-vous des autres !

Et il reste là, goguenard derrière ses gros sourcils en bataille, courtaud, le nez légèrement boxeur, le menton herbu avec une fossette très marquée, le regard un peu dur et ironique, enchâssé dans deux espèces de coquilles de peau.

Ses reproches cinglants me fouettent la dignité.

— Vous avez raison, lui dis-je sourdement.

— Où sommes~nous ? qu’il demande pour diverser.

Quelqu’un te pose une question à laquelle tu ne peux répondre, te voilà coupable de ne pas répondre ! Un questionneur a des droits sur toi. Tu vas m’objecter que s’il questionne, c’est parce qu’il ne sait pas non plus, n’empêche que tu trahis quelque part sa confiance. La vie est sotte, hein ? Mal ficelée. Elle pue de la gueule !

— Quelque part dans le Grand Nord, je suppose, fais-je avec un semblant de détermination.

— Pour longtemps ?

— Sûrement pas. Quand l’avion a cessé d’émettre, un plan de recherches s’est fatalement déclenché.

— Il s’est déclenché dans la région où la radio s’est tue, réfléchit le chafouin.

D’accord, mais ils continueront leurs investigations en ne trouvant aucune épave. Et puis il est vraisemblable que des populations dispersées, genre trappeurs ou employés du génie civil, auront aperçu notre vol. Le temps travaille pour nous.

— Mais pas le froid ! Non plus que la faim !

Ça m’a quelque peu réconforté de faire le point de la situation. Le chafouin est en définitive un mec d’assez bonne compagnie.

— Quel est votre nom ? demandé-je.

— Aloïs Laubergiste ; et vous ?

— Moi aussi, réponds-je ; enchanté.

Il presse la main que je lui tends, sans commenter son éberluage.

— II conviendrait de confectionner un abri pour la nuit, reprends-je.

— Avec quoi ? Il n’existe pas la moindre brindille aussi loin que porte la vue.

— Il va falloir sortir des valises tout ce qui est vêtement. Qu’on emmitoufle les mômes et les vieux le plus possible. Ensuite nous essaierons d’assembler les bagages pour constituer un pare-vent autour des véhicules en flammes. Même lorsqu’ils cesseront de brûler, comme ils sont métalliques, ils conserveront longtemps la chaleur.

Voilà. On rassemble les bonshommes et on se met au boulot. Les gerces distribuent les hardes. Y a même de grandes âmes qui répartissent des bonbons et des paquets de biscuits aux chiares.

Lorsque la nuit tombe, on est entassés en une énorme grappe, empêtrés dans des hardes peu faites pour affronter les températures polaires : robes du soir, chemises de soie, sous-vêtements féminins, costars plus ou moins légers. Je recommande à mes compagnons d’infortune de se serrer à l’abri des valoches. Se blottir à l’extrême. On s’entre-réchauffe. D’en ce qui me concerne, y a deux nanas pas mal, des Norvégiennes qui me compriment comme deux bandes Velpeau. Tu crois que cette promiscuité me fait goder, toi ? Fume ! J’ai trop le cœur en lambeaux pour frémir de la tête chercheuse ! Des larmes me goulinent le long de la frite à l’évocation de Marie-Marie. Elles gèlent sur mes joues.


Nuit de cauchemar ! Des plaintes, des sanglots ! Des enfants qui crient de faim et de froid. Un ciel immense et clair reste tendu au-dessus de cette tragédie. L’une des petites Norvégiennes qui n’a froid ni aux yeux ni aux miches, malgré les quelque quarante degrés sous zéro, me dodeline la braguette d’une main courageuse. Qu’est-ce qu’elle imagine, l’intrépide ? Que je vais dégainer bitounet du fourreau pour la tirer dans la foule entassée ? Mais ma charmante bite gèlerait avant d’avoir trouvé les trente-sept degrés de sa tanière ! N’autre part, faudrait qu’elle rengorge de la collerette, Mam’zelle Zifolette. Tu peux pas te montrer frivole dans le chagrin et le froid !