Jérémie se retient de faire remarquer au vieillard que tout cela, il vient de le lui dire lui-même dans son exposé, à la différence près qu’il n’était pas au courant du témoignage des « barragistes ». Le bon père Lendeuillé continue :

— Dix minutes avant que tu ne viennes me voir, fiston, on a signalé aux nouvelles que le mauvais temps sévissait sur l’île Axel Heiberg, la plus septentrionale du Canada, interrompant toute liaison avec le groupe des spécialistes qui sont en train d’y extraire ce nouveau minerai dont j’ai oublié le nom mais qui va révolutionner la technique nucléaire.

Il se tait, l’ancien missionnaire aux quinze pulls dépenaillés et aux dix-neuf chiens enférocés, se sert un nouveau gorgeon de tord-boyaux.

— Je ne t’en redonne plus : tu le jettes, fait le bon vieillard. Et dans mes bottes encore ! Tu ne chies pas la honte, fiston !

A cet instant crucial, M. Blanc regrette d'être noir et de ne pouvoir rougir autant qu’il le souhaiterait. Mais le père Lendeuillé ne s’attarde pas sur ces vétilles.

— On raisonne ? propose-t-il.

Jérémie opine (grosse comme ça !).

— Fiston, pourquoi un avion cesserait-il d’émettre, mais continuerait-il de voler ? Parce que des forbans en ont pris le contrôle, non ?

— Exact, approuve l’inspecteur Blanc.

— Pourquoi des pirates de l’air s’empareraient-ils d’un long-courrier au-dessus du Nord Canada ? Généralement, ils agissent ainsi pour exercer un chantage et opèrent à distance raisonnable d’une terre susceptible de les accueillir, O.K. ? Or, ce genre de pays n’existe pas sur notre continent. Conclusion, il s’agit d’autre chose. T’es bien d’accord, fiston ? D’autre chose !

— Tout à fait, assure vivement Jérémie.

— Là, on va phosphorer dans la fantaisie la plus délirante, mais nous vivons dans un monde où tout existe, où tout se produit, où rien n’est impossible. Supposons que des aventuriers à la solde d’une nation désireuse de s’approprier le minerai de merde dont je te parle (du machinchouette 14 je crois bien, un truc de ce tonneau !) montent une folle opération. Dans un premier temps, ils expédient sur place un commando qui rallie Axel Heiberg avec un zinc privé et qui nettoie la place. Une équipe de mercenaires en armes contre de braves techniciens, ça fait place nette en peu de temps. Le hic, ensuite, c’est pour transporter le minerai. Un petit jet n’y suffit pas. Alors…

— Oui, j’ai compris, assure M. Blanc. Un second commando s’empare d’un vol régulier, en l’occurrence un D.C. 10, commence par neutraliser la radio et se fait conduire dans votre fameuse île. Il a la possibilité de s’y poser ?

— Mon pauvre gars, il s’y trouve des étendues de glace à t’en flanquer le vertige, plates comme la main ! Le commando n° 2 vide les soutes du long-courrier, des bagages qui les emplissent, tandis que le commando n° 1, lui, amène le minerai, lequel doit se trouver dans des conteneurs, car il n’est pas concevable qu’il soit traité sur place.

— Après quoi, l’avion repart, en laissant les passagers sur la banquise ?

— Qu’en feraient-ils puisque le chantage n’est pas leur objectif ? Oh ! ils en auront probablement gardé quelques-uns, pour disposer d’une monnaie d’échange en cas de grabuge.

M. Blanc réfléchit à perdre haleine.

— Deux objections, murmure-t-il.

— Vas-y, fiston !

— Le carburant. Ce n’est pas sur votre île désolée qu’ils auront pu se ravitailler !

— Qu’en sais-tu ? Il y a fatalement une rotation d’avions pour assurer la liaison avec les travailleurs. Il leur faut tout : matériel, nourriture, kérosène. Ta seconde objection ?

— Mon ami San-Antonio, répond doucement Jérémie. Il n’est pas homme à subir un détournement d’avion sans réagir !

— Et qui te dit qu’il n’a pas réagi ?

— S’il avait réagi, il serait mort. Or, mon beau-père le voit en vie.

Lendeuillé sourit avec tendresse et passe sa large pogne dans la chevelure à ressort de M. Blanc.

— Tu obtiendras tout parce que tu as la foi, fiston, assure le défroqué. Le Seigneur ne se lasse pas des hommes comme toi !

MERCI D’ÊTRE VELU !

— Qu’est-ce y dit ? demande Bérurier qui, bien qu’étant persuadé du contraire, n’entend pas l’anglais.

— Que nous sommes des enculés ! traduit M. Blanc.

— Et si j’y filais un kilo avec os dans la gueule, on d’viendrerait quoi-ce ?

— Des morts, répond Jérémie, car il perdrait connaissance et l’hélico chuterait comme une merde d’oiseau.

Convaincu par la justesse de ce raisonnement sans faille, le Gros grommeluche :

— Et pourquoi c’te tronche de paf nous traite-t-il-t-elle d’enculés ?

— II dit que ce que nous faisons est fou !

— Et pourquoi qu’il a accepté, si c’est si dingue ? Parce que Mister Pinuche y a filé un paquet d’osier si monumental que ce nœud volant va pouvoir s’monter toute une compagnie de coléoptères en r’v’nant.

L’autre continue de maugréer, voire de vitupérer.

— Qu’est-ce y dit ? renouvelle Bérurier, engoncé dans ses fourrures, mais qui a tenu à conserver son vieux feutre de combat.

— Il dit qu’en admettant qu’on puisse atteindre l’île d’Axel Heiberg, si on n’y trouve pas de carburant, on ne pourra pas en revenir.

Sa Majesté hausse les épaules.

— Ce gazier me court : y veut l’beurre et l’argent du beurre, c’est pas corrèque, mec. Dis-le-lui-le d’ma part ! On en est loin t’encore ?

Jérémie pose la question au pilote, lequel balance une rebufferie.

— Qu’est-ce y dit ?

— Il dit que si on est pressés, on n’a qu’à y aller à pied.

Là, le Gravos s’emporte. Très loin, dans les colères congestives, opiniâtres et vasculaires.

— Tu sais qu’on va au grabuge, Noirpiot ! Ce tordu, pilote pas pilote, j’vas y faire bouffer ses dents. Moi qu’on m’avait assuré les Canadiens si braves mecs, merci bien !

— Il n’est pas canadien, mais américain !

— Ah bon, tout s’esplique. Ces gonziers-là, on les croive sympas, mais y a pas plus pot de merde ! Je te jure que j’y mettrai une toise quand on sera su’la terre ferme. Se laisser chambrer par un gus qui se trimbale une zézette d’enfant de troupe dans le calbute, c’t’inadmissable.

— Qu’est-ce qui te donne à penser qu’il soit démuni sexuellement ?

— J’sais c’qu’j’cause, mec !

Il remâche encore des rancœurs puis, tout de go :

— T’sais qu’j’ai voulu m’faire la taulière de l’aréoport ? Eh ben, mon vieux : impossib’ !

— Elle n’a pas voulu ?

Le Gravos s’indigne :

— Pas voulu ! Non, mais tu me connais pas ! Y a une chose dont y faut qu’tu suces un’fois pour toutes, Jéjé, c’est que quand Alexandre-Benoît jette son révolu sur une gonzesse et déballe sa marchandise, ces dames se foutent à la renverse, pointe а la ligne !

Le Modeste hausse les épaules.

— On n’a pas pu, voilà la vérité. La Marie-Dondon a beau ét’ forte question gabarit, elle a la chatte pas plus large qu’une pâquerette ; c’t’une malformance génitale. Tout d’sute qu’elle a avisé mon braque, elle a été catégorique : « Alors là, mon bonhomme, tu peux remballer l’outil. Même av’c un pot d’vaseine et des démonte-pneus, je serais incapable de t’en assumer cinq centimètres ! J’sus étroite comme les gorges du Fier. » « Mais alors, j’l’ai déplorée, tu peux jamais trouver chaussure pour prend’ ton pied ? » « Rarement. Depuis mon défunt, je n’ai trouvé que Jefferson, le pilote, pour m’envoyer à dame. »

Et Bérurier jubile en désignant le driver d’hélico qui porte un gros blouson de cuir fourré sur lequel on a peint un aigle aux ailes déployées.

— Alors tu comprendreras, Jéjé, que ce guignolo-là n’a pas le droit d’pavoiser, malgré son bestiau dans l’dos !

* * *

Et justement, ô ironie, à plusieurs centaines de kilomètres de là, celui qui motive tout ce déploiement d’énergie, San-Antonio le Fabuleux (en espagnol El Fabuloso) évoque une chatte étroite, tout comme son compère Béru. En marchand dans la neige crissante, il regarde le mignon, l’exquis, le faramineux petit prose de Margret.

En songeant à Marie-Marie !

Et c’est comme ça, l’existence ; oui, aussi fétide qu’on te la raconte en ces pages graveleuses. Pas autrement ! Et s’il évoque une chatte ondulant à un mètre de lui, le fameux, le fumeux, c’est parce qu’il lui faut coûte que coûte fixer sa pensée pour ne pas la laisser dériver dans l’océan du désespoir. La fuite est une fatigue. Le renoncement, un flirt avec la mort. Garder à tout prix des idées rayonnantes, des idées chaleureuses.

Voilà, il évoque la frigounette exquise de Margret, l’Antoine, celle plus désinvolte et un tantisoit vorace de Selma. Il marche derrière sa bite comblée, en soutenant le chafouin en péril.


Lorsque nous sommes sortis de la grotte, nous avons constaté qu’il ne neigeait plus. La nuit était si claire qu’elle ressemblait à un jour sans soleil. On a tous regardé nos montres. A peu de chose près, elles étaient unanimes à proclamer trois heures vingt. On s’est remis en marche, malgré les protestations d’Aloïs qui voulait qu’on le laisse là, à l’abri. Je lui ai sorti la théorie comme quoi un homme en marche était supérieur à un homme couché. Je lui ai également fait valoir que la bourrasque s’était dissipée et qu’on finirait par retrouver la zone d’extraction du filliouz 14 expansé. Il n’avait qu’à s’appuyer sur mon bras, comme la jeune épousée au sortir de l’église.

Il soufflait fort et grommelait des « Toi, alors, pour avoir la santé, on peut dire que tu as la santé ! Enfiler ces filles alors qu’on crève de froid et de faim, franchement tu devrais léguer tes burnes à la science. »

— Justement, ai-je opportunisé, pour que la science puisse les étudier à microscope reposé, il faut que je les sauve ! Et les tiennes avec !

— Ne parle pas des miennes, salaud ! Après ce que tu leur as fait !

Il s’était mis à me tutoyer ; de m’avoir vu baiser avait aboli les frontières bienséantes. Moi, j’étais tracassé de n’avoir aperçu, à notre réveil, aucun des passagers d’arrière-garde, ni aucune trace de leur passage. J’essayais de me remémorer la route ardue que nous avions parcourue : nulle part, avant d’atteindre la grotte, je n’avais découvert d’endroit pouvant convenir à une halte. ils devaient être morts gelés, les malheureux ; mais à quoi bon glisser dans le désespoir ?

Alors je m’accrochais (si je puis dire) à la toison de Margret. Elle devait être d’un joli blond seyant, mais je n’avais pas eu l’opportunité de m’en assurer formellement à la lumière frugale et fugace de la loupiote.

Nous avons arqué trois heures. Descendre est plus douloureux que monter. Tu as l’impression que tes cannes s’enfoncent dans ton buste et que tu deviens gentiment nain au fur et à mesure que tu te déplaces.

Le vrai jour s’est levé enfin. D’un coup, d’un seul, comme quand on ouvre les voilages masquant une baie vitrée ; tu constates alors que la lumière qui précédait ce geste n’était pas la vraie lumière, mais un projet seulement.

Margret qui marchait en tête s’est arrêtée pile. Elle a crié :

— Look ! en pointant le doigt en direction de la vallée.

Nous nous sommes aperçus alors que cette dernière était toute proche. Quelques trois ou quatre kilomètres nous en séparaient. Une espèce de joie ardente m’a mordu le ventre. Je tremblais et des sanglots me tordaient la gorge. Ma bonne étoile, une fois de plus ! Mais les autres ?

J’ai dit au chafouin :

— Tu vois bien, tête de con, qu’il faut avancer ! L’inertie, c’est la mort !

II a répondu :

— Je t’emmerde !

Mais il pleurait comme un gosse. Son bras a lâché le mien pour s’appuyer sur mon épaule. Je sentais qu’il avait envie de m’embrasser, grosses couilles. Les deux gonzesses restaient calmos. Ces Scandinaves femelles ne réagissaient humainement qu’en dérouillant un chibraque dans la moniche. Là, elles se départissaient un brin ! Sinon, pis que des majors britanniques à leur club, ces pétasses !

Nous nous sommes mis à presser le pas. Les roches effritées glissaient sous nos pieds, malgré la couche de neige.

Une plombe plus tard, on se trouvait sur du plat. Une plaine morne comme un film de Marguerite Duraille. Des lichens, des touffes de ceci-cela, des roches, des étendues de glace. Pas la joie. Fallait-il prendre à gauche, à droite, ou continuer tout droit ?

Selma a déclaré :

— On extrait le filliouz 14 expansé de rochers ; donc le filon se trouve à flanc de montagne.

Bien vu. Restait plus que deux possibilités : droite ou gauche. Cette fois, c’est Aloïs qui y a mis du sien.

Il s’était avancé dans la plaine pour considérer point d’arrivée, et a déclaré :

— Nous devons déblayer la neige pour retrouver la trace des engins !

Pas plus con que ça. L’œuf de Christophe Colomb !

On s’est mis au tapin. Sans outils, je te recommande. Givrés de bas en haut comme nous étions ! D’autant que la neige fraîchement tombée avait durci. Oh ! la sinécure, Arthur !

J’ai pris une roche plate pour touiller. J’ai mis tant d’ardeur au boulot que je n’avais plus froid et qu’en peu de temps je me suis trouvé en nage.

— Là ! j ai exulté en désignant la droite.

On s’est remis à marcher.

* * *

— Qu’est-ce y dit ?

— Il dit qu’on va tomber en panne d’essence, traduit M. Blanc.

— Bientôt ?

— Il n’a plus qu’une demi-heure d’autonomie.

— C’est toujours ça.

Pinaud, qui avait dormi pendant le plus clair du long trajet réprime un bâillement de sa main gantée de fourrure.

— Pourquoi ne va-t-il pas vers ces baraquements ? s’informe paisiblement le commanditaire de l’expédition.

— Quels baraquements ? demande M. Blanc.

La Pine brandit son index en direction d’une chaîne montagneuse.

— Ceux que j’aperçois là-bas !

Jérémie sonde l’horizon et n’y distingue que la masse imposante de la montagne.

— Je ne vois pas de baraquement !

— Il est encore dans les vapes, Pépère, gouaille l’Enflure. Il a du sirop de dorme dans les châsses !

— Mais pas du tout. C’est vous qui êtes aveugles, proteste I’Ephémère. Je distingue une carrière, et des baraquements. Il y en a… cinq ! Un grand et quatre plus petits. Et aussi une longue antenne de radio.

Bérurier mange l’espace de ses énormes lotos injectés de vin.

— T'es louftingue, César ! Y a ballepeau !

Mais Pinuchet s’anime :

— Dites au pilote de foncer dans cette direction, voilà que nous nous en éloignons.

— La pilote, ronchonne Béru, il les a а la caille biscotte son réservoir d’tisane sonne le creux.

— Justement, c’est de la folie ! crie Pinaud. Please, my dear Jefferson, go to the right quickly !

Jérémie vient au secours de César pour enjoindre au sous-membré. Lui explique que son ami « voit » un camp sur la droite. L’autre mirade et entrave que pouic. Alors il ne prend pas en considération. Mais César Pinaud se fâche. Il explique que, dans les airs, il a une acuité visuelle deux fois supérieure à celle d’un homme doté d’une excellente vue. Ils tiennent ce don de famille. Son papa était guetteur à bord d’une saucisse[8] pendant la quatorze-dix-huit. M. Blanc parlemente avec le pilote. Fait valoir que s’il ne reste plus que vingt minutes d’autonomie, après tout, pourquoi ne pas faire confiance à Pinaud ?