— Entendu, monsieur le directeur. Mais pour agir, il me faut sortir d’ici au plus vite !
— J’y ai déjà songé : une ambulance privée vous attend dans la cour. J’ai prétendu que je vous faisais rapatrier en France par avion sanitaire. Ils ont protesté un peu, pour la forme, alléguant que votre état de santé, nani nanère. Mais moi, je suis certain qu’avec quelques grogs bien chauds et un peu d’aspirine vous serez en mesure de redevenir performant. Je me trompe ?
— Je ne pense pas, monsieur le directeur.
— A la bonne heure ! Je vous connais bien, Antoine ! D’ailleurs ne vous ai-je pas fait ?
Il soupire :
— Je suis ravi de vous retrouver vivant, naturellement, mais quand je repense à mon discours, mon cher petit ! Je vous le donnerai à lire. Je vous jure que le président avait des larmes au bord des cils. Et lui, ce n’est pas son style, les chougneries ! Vous l’avez vu pleurer en 88, quand Chirac lui a présenté sa démission ? Et quand il a nommé Rocard Premier ministre, a-t-il versé la moindre larme, Antoine ? Non, n’est-ce pas ?
— Vous savez combien contient un baril de produit pétrolier, monsieur le directeur ?
Cette contre-question le déconcerte.
— Je… heu… Un baril, dites-vous ? Non, pourquoi ?
— II contient cent cinquante-neuf litres, monsieur le directeur.
— Ah bien ! Je suis enchanté de l’apprendre. Je…
II quitte mon lit pour aller consulter ma feuille de température fixée au pied d’icelui.
— Ah ! vous tapez tout de même un bon 39, Antoine. Et mais oui : 39,2, c’est un peu de température, ça. Je vous administrerai carrément deux aspirines. Bon, vous vous préparez ?
— Soixante fois cent cinquante-neuf, cela fait combien, monsieur le directeur ?
De plus en plus déconcerté, le Vieux s’abîme dans un calcul mental au-dessus de ses moyens.
— Voyons, marmonne le Vénérable, zéro ne multiplie pas, je l’abaisse ; six fois neuf cinquante-quatre, je pose quatre et je retiens… C’est si important que cela, San-Antonio ?
— Capital, monsieur le directeur.
Avec un soupir, il tire son agenda Hermès, tout en peau de saurien massacré, ainsi que son Parker en or, et fait le calcul.
— Neuf mille cinq cent quarante litres, mon ami, ça vous va ?
— Un pet, dis-je, un bond, un saut à cloche-pied.
— Pardon ? Voulez-vous que je sonne l’infirmière, Antoine ? s’affole Achille.
— Savez-vous combien contiennent les réservoirs d’un D.C. 10, patron ?
— J’ai dû l’oublier, San-Antonio. Mais on demandera le renseignement chez Douglas dès que vous irez mieux ! Maintenant, je vais faire monter les infirmiers pour vous transbahuter jusqu’à l’ambulance affrétée par mes soins. Elle est très jolie, vous verrez ! Blanche, avec des raies rouges et une feuille d’érable peinte sur les portières ; je suis convaincu qu’elle vous plaira.
— Je crois me rappeler, dis-je, que le plein d’un D.C. 10 représente un peu moins de cent quarante mille litres.
— You youille ! Vous m’en direz tant ! Il ne fait pas bon s’arrêter à la pompe ! Bon, voilà les infirmiers. Je vous en conjure, Antoine, pour les médias qui emplissent le couloir, ayez l’air davantage éprouvé physiquement ! Grabataire, carrément ! Fin de parcours, si vous voyez le topo ? Vous devez sembler out, shooté à mort. C’est un moribond que j’emballe, vu ?
— Patron, murmuré-je, si le plein d’un D.C. 10 est de cent quarante mille litres, quel trajet peut-il espérer accomplir avec neuf mille cinq cents ?
— Ah ça ! je vous le demande ! Alors là, c’est dérisoire ! Bon, doucement, messieurs, il est fragile. Attendez, je vais mettre ses vêtements sur le brancard. Certes, ils se trouvent dans un état pitoyable eux aussi, mais bien nettoyés et repassés, ils peuvent encore faire plaisir à quelque clochard ; parce que pour ce qui concerne ce pauvre malheureux, hein ? Bon, n’épiloguons pas trop devant lui il a encore sa connaissance ! Pas beaucoup, mais il perçoit encore un peu les choses. En route !
Ils me trimbalent par d’opulents couloirs. Ça flashe à tout berzingue, j’en ai les carreaux carbonisés. Pas dur de chiquer au moribond avec un régime pareil. Je ferme les châsses, m’oublie, me ratatine.
Dans le hall, la vive lumière me fait rallumer mes fanaux ; dès lors, j’avise une immense carte du Canada sur le mur qu’elle décore pimpantement.
— Attendez ! balbutié-je.
Mes cornacs s’immobilisent.
Je fais signe au vioque d’approcher son esgourde de ma bouche.
— Monsieur le directeur, fais-je, jetez un œil à cette carte et vous comprendrez qu’il était impossible à l’avion d’aller d’Axel Heiberg, là-haut, tout au nord, jusqu’à Terre-Neuve où on l’a retrouvé. Il lui a fallu reprendre du combustible en cours de route ; c’est évident !
Il n’était pas long le trajet de l’hosto à l’hôtel où nous jouissons de chambres communicantes ; pourtant il m’a épuisé. M’est avis que ma santé en a pris un vieux coup, dans les nordures canadoches. Une mouche ferait du jumping sur mon pif, je n’aurais pas la force de la chasser. Le Vieux, qui plastronne, déclare :
— Je vais devoir vous abandonner, messieurs, pour assister au dîner que le Premier ministre donne en mon honneur. Antoine, je suis certain qu’une nuit de repos vous requinquera et que, dès demain, vous allez pouvoir vous mettre au travail.
Un ordre !
J’opine.
II saisit le montant sud de mon plumard ; s’y appuie des deux mains comme au pupitre d’une tribune et trémole :
— Il était la vaillance même ! II était le courage personnifié ! Il était l’honneur de la police et, j’oserai ajouter, quelque part, il était également celui de la France !
II secoue la tête avec désolation.
— Vous auriez entendu votre éloge funèbre, Antoine, vous vous le seriez rappelé toute votre vie ! Je me suis réellement surpassé. Et puis, voilà : vous existez toujours !
Soupir profond et long des tendres violons…
— Quel dommage qu’un tel discours ait perdu sa raison d’être, Antoine ! Quand nous rentrerons, je vous montrerai des photos de la cérémonie. Rien que pour le visage du président. Lui toujours compassé, survolant toutes les situations… Des larmes ! Oh, entendons-nous : pas à torrent ! Ce n’était ni l’Arc ni le Drac en crue ; mais enfin, il y avait pleurs. Ou alors il bâillait. Tiens, c’est vrai, je n’avais pas envisagé cette possibilité ; peut-être bâillait-il ? Mais je m’égare, il est trop bien élevé pour ça. Il sait se prémunir contre l’ennui en montrant toujours une face désabusée. Quand il rit, c’est à regret ; presque douloureusement. La vérité, c’est que les gens l’emmerdent, cet homme ! Il a trop composé avec eux pour se hisser là où il est. Ils lui auront servi d’escabeau. Vous vivriez heureux avec un escabeau, vous ? Bon, je vais me changer. J’aurais dû amener Mlle Zouzou ; seulement je suis parti comme un fou en apprenant qu’on vous avait retrouvé. Je ne l’ai même pas prévenue, cette chère âme. Une personne d’un grand agrément, naturellement rousse, avec un léger fumet et des trouvailles tactiles d’une subtilité asiatique. Je l’ai abandonnée comme un sauvage, les jambes à quatre-vingt-dix degrés sur un canapé. Mais il faut que je vous quitte ! Bon appétit, messieurs !
Et sur cette réplique marquant la fracassante entrée de Ruy Blas, il exécute son éblouissante sortie.
— Ce personnage me déprime, soupire Pinaud. Quand je songe aux années que nous lui avons consacrées, des idées de retraite légèrement anticipée me taraudent.
— Main’nant qu’t’es riche comme Prépuce, caisse y t’en empêche ? objecte Béru.
— Les liens indéfectibles qui nous unissent, répond le tendre bonhomme.
— Sana, m’interpelle le Gros, tu t’sens pas d’attaque pour descend’ jaffer à la salle à manger, j’superpose ?
— Non plus que pour manger, balbutié-je.
— Faut pas qu’tu vas t’laisser quimper, mon drôlet. J’sus certain qu’un steack large comme un cul d’caissière et une boutanche d’pommard facilit’raient ta rinsertion.
— Je fais un blocage, Gros.
Jérémie va consulter l’annuaire du bigophone et se met à composer un long numéro. Ça tougnasse dans les éthers, qu’à la fin on décroche.
— Ramadé ? il murmure, extasié.
N’ensuite, il dit le reste dans leur patois des bords du fleuve Sénégal, là où la terre est ocre, où les arbres ont des senteurs bizarres et où les petits cochons noirs fouissent dans la fange pestilentielle.
Il jacte vite, guttural, tout en me regardant.
— Alaboumé alabouma ? il demande. Daca daca, Ramadé ?
Elle lui explique des choses, et moi je devine de quoi il retourne, bien que je ne pige pas ce dialecte. Comme dans les cas graves, il demande à sa fille de sorcier une recette miracle de chez eux pour me rafistoler.
Quand il raccroche, il déclare :
— Je descends un moment.
— On jaffe quand t’es-ce ? s’inquiète le Monstrueux.
— Commandez un repas en chambre pour ne pas quitter le grand ! recommande M. Blanc.
— Goude aïedi, maille lorde ! On prend quoi-ce pour toi ?
— Une viande, une salade et du Coca.
Béru le regarde sortir avec commisération.
— Des mecs qu’on a été vacciner et dont on leur a appris à lire ! A quoi ça a servi qu’Duros il s’décarcasse, j’vous jure ! Du Coca av’c sa bidoche !
Je somnole. Et voici que tonton Béru, oublieux de la disparition tragique de sa nièce, se met à chanter Les Matelassiers. Il a beaucoup bu pour oublier. Et maintenant, c’est gagné : il a oublié ! Ainsi, deux bouteilles de picrate peuvent avoir raison du chagrin ! Souviens-toi bien de ça, l’artiste, tu en auras besoin un jour.
Jérémie se penche sur mon grabat de luxe.
— Comment te sens-tu ?
— Beaucoup mieux ; que m’as-tu administré ?
— A quoi bon te le dire, tu ferais encore la fine bouche !
— Ça puait le sauvage dans la salle de bains pendant que tu préparais ta potion magique.
— Parce que je faisais brûler des poils de chien blanc.
— J’ai avalé des poils de chien !
— Réduits en cendres, Antoine, rassure-toi. Mélangés à du jus d’écorce de citron et а du foie de lapin haché menu. D’autres ingrédients entrent encore dans la composition du remède, tels que…
— Non ! Je t’en supplie, n’ajoute rien.
Je quitte mon lit. Le plancher est stable. Des fragrances de morue frite flottent encore dans la chambre. Pinaud étudie une carte du Canada. Un silence craquant s’établit, brusquement interrompu par un long pet, assez mélodieux, je dois en convenir, de Béru. Tu dirais qu’un contrebassiste accorde son instrument. Le genre de vent grave, avec des résonances profondes qui ne donnent pas à craindre quelque dérapage malencontreux.
— Mes chéris, fais-je, nous allons dresser le point de la situation.
Le Gros brandit une main monstrueuse de chourineur, en replie les doigts et déclare :
— Le voilà, l’poing de la situation. J’vas r’trouver le gus qu’a tué Marie-Marie et j’lu désosserai la gueule just’ av’c ce poing et mon Opinel. Y s’ra plus qu’un tas d’ bidoche encore vivante sur lequel je pisserai… N’ensute j’irai chercher une grosse poivrière et j’y moulinerai su’ l’hamburgeur avant d’l’y enfoncer dans l’train. Et pis…
— Tu lui feras ce que tu voudras, mais auparavant il faut le retrouver !
— Car tu penses qu’il est en vie, Antoine ? demande M. Blanc.
Je m’approche de la carte et dépose mon doigt sur l’île Axe ! Heiberg.
— Quand l’avion a redécollé d’ici, il disposait d’une heure de carburant environ, peut-être de deux si l’on admet que ses réservoirs n’étaient pas vides lorsqu’il s’est posé. On a retrouvé ses débris ici. (Mon second index va se noyer dans l’Atlantique, au niveau de Terre-Neuve, ce qui représente près de quatre heures de vol.) Il est donc absolument certain qu’il s’est ravitaillé dans l’intervalle.
— On ne l’a signalé nulle part, argumente Pinaud.
— Parce qu’il se sera approvisionné clandestinement. Je sens un monumental coup, les gars. Mo-numen-tal !
— Livre-nous le fond de ta pensée, Antoine, fait gravement la Vieillasse.
Béru tend son index à César.
— Tire-moi le doigt, Pinoche !
L’autre s’exécute machinalement et alors le Monstrueux largue une hyper-louise. Le genre de pet qui décoiffe. La salve pour peloton d’exécution.
— Bien joué ! s’applaudit-il. J’eusse pu faire encore mieux, mais j’t’nais à garder une margelle d’sécurité, vu qu’j’ai pas d’bénoche d’rechange.
Jérémie va ouvrir la fenêtre aux doubles carreaux. L’air pincé de Montréal se plante dans ma chambre comme une hache dans une bûche.
— Y va nous faire crever d’froid, c’négro d’mes deux ! gronde Sa Majesté.
A quoi M. Blanc rétorque qu’il préfère mourir de froid plutôt que d’asphyxie.
Ce pauvre incident épongé, je pars dans ma démonstration.
— Engageons-nous dans l’hypothèse qu’une nation étrangère convoite ce nouveau minerai et qu’elle décide de s’approprier les premiers résultats de son extraction. Il lui est impossible d’organiser elle-même une action. Ce serait aller au-devant des pires ennuis diplomatiques et créer une énorme tension internationale. Par contre, elle peut commanditer un groupe de desperados et lui assurer des crédits illimités. Ce dernier est constitué, et un homme de main hautement organisé prend la direction des opérations. Un commando se charge de neutraliser le chantier d’Axel Heiberg, tandis qu’un second détournera un avion de ligne pour aller récupérer la marchandise dans le Grand Nord. Outre le minerai, les hommes du chantier apportent du carburant, mais en quantité négligeable. L’avion repart, laissant sur place les passagers et la plus grande partie de l’équipage. Avant de redécoller, ces bandits sans foi ni loi abattent leurs complices esquimaux dont ils ne veulent pas s’encombrer et dont, par la suite, les témoignages pourraient être dangereux.
« Ils parcourent une distance qui n’excède pas quinze cents à deux mille kilomètres, selon moi, et se posent à nouveau dans un lieu préparé pour les recevoir. Là, ils débarquent la presque totalité du minerai, font le plein des réservoirs, et l’avion redécolle avec seulement à son bord, outre les deux pilotes, les otages qu’ils ont emmenés et quelques pirates sacrifiés, mais qui l’ignorent bien entendu. Ils ont dû faire croire à ces derniers qu’ils devaient convoyer l’appareil dans quelque pays complaisant d’Afrique ou du Moyen-Orient. En réalité, sachant bien que le D.C. 10 de la Swissair ne va pas pouvoir vagabonder impunément à travers le monde, ils y ont placé une bombe réglée pour le faire exploser au-dessus de l’Atlantique. Ainsi, les recherches prendront fin automatiquement et ils seront tranquilles. Je suppose que c’est dans la perspective de cette destruction finale de l’avion qu’ils nous ont abandonnés dans les glaces d’Axel Heiberg. Si j’ose dire, ils nous ont laissé notre chance, sachant qu’ils ne risquaient rien de nos éventuels témoignages puisque l’opération se soldait par leur anéantissement et celui de leur butin.