— Ecoute, mon petit, reste calme, fait le suave César Pinaud, nous allons essayer de t’expliquer.
Ils ont « essayé ». Y sont parvenus.
C’était si terrible que je n’ai pas proféré un mot, pas un son. Je regardais par la fenêtre, des bâtiments enneigés entre de grands arbres sombres.
C’est Pinaud qui a entrepris le récit, M. Blanc qui l’a terminé. Comme c’était sans espoir, ils n’ont pas voulu m’en laisser une miette, pas que je cascade dans la désespérance. Le malheur, ça s’avale d’un trait courageux, comme une potion dégueulasse. Jérémie m’a expliqué qu’il n’y avait pas de doute sur l’identité de l’avion. C’était bien le D.C. 10 de la merveilleuse compagnie Swissair (classée la meilleure du monde à ce que je me suis laissé dire[9]), dont on avait repêché des restes. Des morceaux importants, plus deux cadavres : celui d’un steward que les bandits avaient emmené aussi, et celui d’un gonzier de leur équipe. Des experts étudiaient les épaves pour tenter de définir les causes de l’accident. On pensait que les pirates devaient posséder des grenades pour perpétrer leur fantastique coup de main, et que l’une d’elles avaient dû exploser accidentellement pendant le vol de retour. A l’aide de sonars, on avait situé le gros de l’avion au fond de l’océan, à plus de trois mille mètres de profondeur !
On n’espérait pas pouvoir récupérer le minerai dans ces conditions.
Et moi, figé, glacé, à demi mort cérébralement, j’imagine ma tendre Marie-Marie engloutie au fond des abysses, toujours liée à son siège si ça se trouve, avec ses cheveux faisant des algues sombres dans la carlingue inondée. Je la revois à la tribune de Genève, parlant des autres, parlant des hommes, parlant des pauvres, et ce avec des accents qui enthousiasmaient l’auditoire. Et moi, sombre con, de l’arracher à sa mission humanitaire, la douce et merveilleuse chérie, pour l’embarquer, presque de force, la conduire vers le plus terrifiant des trépas !
Ils se sont tus.
Une plainte de loup qu’on châtre sans anesthésie nous parvient à travers la cloison : celle de Béru qui pleure sa nièce.
— Il aurait mieux valu que vous arriviez trop tard, les gars, murmuré-je enfin. Si l’on ne m’avait pas récupéré, je n’aurais jamais su cette terrible chose, lapalissé-je connement, car le chagrin est une ivresse comme les autres qui incite aux niaiseries les plus lamentables.
Pinaud proteste :
— Et ta chère maman serait morte de chagrin. Et notre vie à tous les trois ressemblerait à un dimanche après-midi à Saint-André-le-Gaz ! Ce qui est arrivé est horrible, mon petit Antoine, mais il reste les gens qui t’aiment, d’autres à aider, du bien à faire, des crapules à neutraliser !
La porte se rouvre sur le Majestueux, plus dindonnesque que toujours et jamais, dans toute la planture de son orgueil incommensurable.
— Voilà qui est fait, annonce le Vieux. Les autorités les plus hautes se sont confondues en congratulations, les instances les plus suprêmes organisent un dîner en mon honneur et je vais être reçu par le Premier ministre soi-même.
« A propos, San-Antonio, vous savez que vous êtes titulaire de la Légion d’honneur ? Si, si, si ! Vous avez été décoré à titre posthume ; mais que vous soyez toujours vivant ne change rien au fait d’armes qui vous a valu cette distinction, donc, vous restez chevalier, mon petit. Félicitations ! Ah ! je vous préviens que nos homologues canadiens vont venir enregistrer vos déclarations. Je compte sur vous pour souligner notre constante efficacité, mon cher ! Nos services sur la brèche, vingt-cinq heures sur vingt-quatre ! Mon esprit d’organisation, ma détermination, ma main de fer sous un gant de velours… »
Je ferme les yeux. Il faut absolument que je contienne ma peine. Papa, quand j’étais moujingue, m’assurait sans cesse « qu’un homme ça ne pleure pas ». Et il m’avait gratifié d’un sobriquet, mon vieux : il m’appelait « l’homme ». Quand il rentrait chez nous, le soir, il me demandait : « Alors, l’homme, tu as fait tes devoirs, appris tes leçons ? Tu as eu des notes aujourd’hui à l’école ? »
Ç’aurait été chouette qu’il vive vieux, mon dabe. On aurait eu des choses à se dire, de plus en plus, à mesure que le temps aurait passé. Et puis non, tu vois, il est mort. Et « son absence vive » comme dit mon génial Attali, m’aura tenu lieu de père.
Le Vieux cesse de débloquer quand il s’aperçoit que j’ai les yeux clos et la tête tournée du côté du mur.
— Qu’a-t-il ? demande le Déplumé à M. Blanc. Un malaise ?
— Vous devriez le laisser, déclare Jérémie, je crois que vous le faites chier !
Ils sont venus un peu plus tard. ils étaient deux. Quand ils ont pénétré dans ma chambre, une grappe humaine s’est formée dans l’encadrement de la lourde. Des flashes ont crépité, un projo volant a inondé la pièce d’une lumière cruelle. Ça jactait comme dans une volière bondée de cacatoès. Et puis les deux arrivants ont repoussé la porte en criant :
— Messieurs ! Je vous en prie ! S’il vous plaît ! S’il vous plaît !
Ensuite, ouf ! un relatif silence s’est établi.
Les deux types se ressemblaient un peu. Ils étaient l’un et l’autre assez bien balancés. Le plus âgé (la quarantaine) s’amorçait un durillon de comptoir, le plus jeune portait un collier de barbe qui n’était pas de la même couleur que ses cheveux.
— Lieutenant Laburne, s’est-il présenté, et voici mon adjoint, l’inspecteur Creuse.
On s’est serré la louche sans y mettre beaucoup de détermination. Pour une fois, dans l’administration, c’était le moins âgé qui faisait chef. Sympa. Toujours les birbes premiers de cordée, merde à force !
Ils ont pris les deux chaises et les ont placées à ma droite. Ça tombait bien, il n’y en avait que deux !
Et alors le lieutenant Labume m’a parlé d’Aloïs Laubergiste. Il voulait savoir comment nous nous étions connus, pourquoi nous avions lié connaissance et ce qu’il m’avait révélé très exactement à propos du général Chapedelin et du Premier ministre. Moi, routier incomparable de cette profession démesurée, j’ai vite pigé que ce qui les chicanait le plus dans l’aventure, c’était Genève. Ils pigeaient mal ce qu’Aloïs, préposé à la sécurité du général canadien à Bruxelles, venait branler en Suisse au surlendemain de la mort fâcheuse dudit général.
— Vous dites qu’il assistait à une conférence sur le paupérisme dans le monde ? a repris Laburne lorsque je me suis tu.
— Exactement !
Tiens, voilà encore un adverbe de bonne venue et qui t’évite bien des couilles : exactement. Le nombre de mots oiseux économisés grâce à lui ! Pas besoin d’en balancer une tartinée. Un mec te développe son argutie, tu laisses filer le bouchon et, quand il parvient à bout de course, tu y vas de ton « exactement » salvateur (Dali).
— Et vous y assistiez aussi, vous, commissaire des services spéciaux français ?
Un futé, l’homme au collier de poils. Il voulait en savoir davantage sur les Français qui bougent.
— J’avais une raison particulière de me rendre à cette conférence : ma fiancée y participait et je venais la chercher pour partir au Canada avec moi.
— En touriste ?
Je suis l’homme des décisions rapides : une rétine limpide dans une orbite saine, Sana ! Mon regard candide planté dans celui de Laburne, j’ai répondu :
— Dans mon métier, il est quelques fois nécessaire de faire son voyage de noces avant le mariage plutôt qu’après !
Il a baissé la voix :
— Et cette jeune fille est hélas ! décédée dans l’aventure ?
— Hélas ! ai-je répété en écho.
Mon cœur saignait, comme écrit si bellement M. Robbe-Grillet de l’Académie des Rosiers Grimpants de Puteaux et banlieue ! Je revoyais la chère frimousse derrière le hublot opalescent ! Ce regard en forme de trait sombre qui devait me chercher et qui n’eut que le temps de m’accrocher pour un suprême adieu.
— Comment s’appelait-elle ?
Là, ils me pompaient l’atmosphère avec une pompe à merde modèle 1933, les Zig et Puce des services secrets.
— Dites, les gars, ai-je croassé, vous me les gonflez un tantisoit avec cet interrogatoire.
C’est l’auxiliaire de Laburne qui s’est décidé à prendre la raquette pour un retour de volée.
— Vous êtes l’unique survivant de ce vol, commissaire, il est normal que nous cherchions à apprendre de vous le maximum d’éléments. Votre réputation atteste que si quelqu’un peut comprendre nos questions, c’est surtout un homme comme vous !
Et toc ! Pas mal emmanché ! Compétent, le grossissant. Trop de farineux, certes, mais ses méninges n’étaient pas encore noyées dans la graisse !
J’ai joué le jeu ; presque entièrement, à savoir que je leur ai celé simplement les raisons qui m’avaient incité à prendre l’avion pour Montréal. Je pouvais pas leur bonnir que moi aussi je m’intéressais à l’assassinat du général Chapedelin et que j’avais une piste grâce à l’esprit civique de Justin Petipeux, fermier à Goguenars, Ardèche. Notre cuisine interne n’appartient qu’à nous. Avant de mettre nos billes en commun avec les confrères étrangers, faut conclure des alliances prélavables (comme dit Béru). Je leur ai seulement avoué la vérité sur mon comportement dans l’avion, ma découverte de l’arme dans les chiches, la manière dont j’ai prévenu le commandant. Et eux, ça les a fait tiquer moche que le chef pilote n’ait pas prévenu immédiatement la terre de cet incident. Moi aussi, ça me turluqueutait, mais mon avis était que les pirates disposaient d’un système pour rompre la liaison radio depuis leur siège, avant toute intervention. En me voyant gagner le poste de pilotage, ils ont fait gaffe que ça pouvait virer au caca, et ont interrompu les émissions de l’appareil avec le sol, ce qui expliquerait que le premier acte de l’homme aux tempes grises ait été de flinguer le radio ; probable qu’il devait faire du suif.
J’ai développé le récit, tout bien. Quand j’en suis venu au départ de l’avion, ils ont eu, ensemble, la même question :
— Pourquoi ont-ils embarqué votre fiancée ?
J’ai haussé les épaules.
— Je suppose qu’ils voulaient s’assurer d’un otage en cas de besoin et ils l’ont choisie, elle, pour me punir d’avoir tenté de contrecarrer leurs projets.
— Mouais, fait l’empoilé, pas extrêmement convaincu.
— Mouais, répète le durillonneur, pratiquement sceptique.
— Dites, fais-je, a-t-on des précisions sur le crash de l’avion ?
L’inspecteur consulte son chef mal-aimé du regard ; autant répondre à la loyale puisque c’est écrit dans tous les journaux, comme les mots Port Salut, sur du port-salut.
— Des pêcheurs de Saint-Pierre-et-Miquelon ont perçu une explosion à haute altitude, mais le plafond étant bas, ils n’ont rien vu. D’autres cadavres ont été repêchés : ceux du commandant de bord et du deuxième pilote, plus celui d’un second pirate ou d’un passager qui aurait été probablement embarqué en même temps que votre fiancée. En collationnant la liste des occupants de l’avion retrouvés morts de froid à Axel Heiberg, et en la comparant avec celle du départ, on constate qu’il manque dix personnes parmi lesquelles figurent votre fiancée, un steward de la Swissair, les deux pilotes, les six autres étant les pirates et des passagers éventuels.
— Aucun cadavre de femme ?
— Non, commissaire.
— Une explosion, donc il y avait une bombe à bord ?
Elle devait se trouver dans la région des first, car c’est uniquement l’avant de l’appareil qui a été récupéré, le reste a coulé ; lesté du minerai, ça n’a pas dû être long !
Je frissonne.
Marie-Marie attachée à son siège. L’avion éclate. Anéantissement ! Elle n’a pas dû souffrir à cause de la dépressurisation instantanée. Peut-être même ne s’est-elle rendu compte de rien ? Mais existe-t-il des trépas suffisamment rapides pour que l’esprit humain, si fulgurant, n’ait pas la possibilité de les enregistrer ? La mort hideuse ne lui est-elle pas apparue, à ma chère chérie, en un flash que la relativité du temps décompose, élargit, étale dans un infini monstrueux qui équivaut au plus lent des ralentis cinématographiques ?
Je dois chialer car ils paraissent gênés, les cowboys du sirop d’érable ! Le chef au collier a même une sorte de tape bourrue sur ma main.
— On va vous laisser, fait-il, le médecin pense que vous en avez pour cinq à six jours de soins attentifs avant de pouvoir sortir. Nous repasserons vous voir demain.
Le zig au ventre naissant ajouta :
— On aurait bien aimé, auparavant, éclaircir la question des barils.
— Oh ! oui, fait Barbenrond. Commissaire, depuis le poste de pilotage où l’on vous avait ligoté, vous nous dites avoir vu arriver les engins de neige ?
— Effectivement, réadverbé-je.
— Outre les conteneurs dans lesquels se trouvait le minerai, ils apportaient des barils de kérosène destinés à réapprovisionner les réservoirs du D.C. 10 ; seriez-vous en mesure de formuler une estimation quant au nombre de ces barils ?
Je réfléchis, ou plus exactement me remémore la caravane chenillarde surgie des glaces. Je revois le chargement. L’un des véhicules contenait les gros barils métalliques aux reflets de poissons morts. Ils s’y trouvaient arrimés avec des sangles. Combien pouvait-il y en avoir ? Une cinquantaine ? Peut-être davantage ? Je vois très bien à quoi ils veulent en venir, les deux poulets. Ils étudient la nouvelle autonomie dont disposait l’avion, après ce réapprovisionnement.
— Impossible de vous accorder quelque précision, dis-je, j’étais dans le poste de pilotage et les barils ont été conduits près des ailes puisqu’elles servent également de réservoir.
Ils reniflent ma mauvaise foi et s’emportent, maussades, en me réitérant qu’ils reviendront me voir le lendemain.
Un peu plus tard, le Vieux fait un come-back sur la pointe des pieds, ombre rasante, silhouette savonnée et furtive, prompt suppositoire paré pour les plus sombres explorations intestines ou intestinales.
— San-Antonio, fait-il en déposant son illustre fessier sur ma modeste couche, vous savez ce que je vais vous demander ?
— Oui, monsieur le directeur, je le sais.
— Dites !
— Vous voulez que j’enquête à propos de l’affaire Chapedelin ; ça vous agace que je joue trop longtemps le miraculé ; vous me préférez dans le rôle beaucoup plus avantageux de Sherlock Holmes.
Il pose sa main douce d’archevêque manucuré sur la mienne, plus énergique, d’homme d’action.
— Vous m’avez compris ! Nos gentils cousins québécois prennent, vis-à-vis de mes services, des airs d’en avoir deux que j’apprécie modérément. Il me serait agréable que nous leur livrions la solution de l’énigme, clés en main ! Puisque vous voici sur place, avec votre fine équipe, prenez le problème à bras le corps et faites des étincelles.