« Comprenez la fantastique et diabolique astuce : ces gens font croire à leur désintégration mais un autre vol les a embarqués, ainsi que la marchandise, vers une contrée où ils sont à l’abri. Ce qui revient à dire qu’ils ont pleinement réussi leur coup. Ils y ont mis le prix, fait couler beaucoup de sang, mais ils ont gagné ! »
Le Mastar se lève et embarde. Il a dû en écluser un wagon-citerne pour en arriver à ce déséquilibre.
— Y z’ont gagné mon cul, mec ! L’monde est pas assez grand pour qu’y m’échapperont ! Où que ça soye qu’ils fussent, j’Ies retrouverai et leur frai payer la vie d’ma gisquette d’nièce ! J’y jure !
Et il s’écroule sur la moquette, terrassé par l’alcool et le malheur.
— II en a de bonnes, ce gros goret, murmure M. Blanc. Si les choses se sont déroulées comme tu le dis nous ne retrouverons jamais ces types !
César Pinaud soulève sa bouteille de muscadet du seau à glace où elle prend un bain de siège complaisant. Il considère les ultimes centilitres qu’elle contient, puis les verse dans son glass, ce qui ne l’emplit qu’au tiers. II s’empresse de déguster avant que le breuvage ne chauffe au creux de sa paume.
— Question ! annonce l’aimable milliardaire.
— Envoie !
— L’assassinat du général Chapedelin est sans le moindre rapport avec cette affaire de minerai, n’est-ce pas ?
— Certainement, confirmé-je.
— C’est donc tout à fait par hasard que cet agent chargé de sa protection et que tu appelles « le chafouin » se trouvait dans ton avion ?
— Sans doute.
La Vieillasse (rajeunie par la fortune), sort son étui à cigarettes en or massif, frappé à ses initiales. Il y puise une cousue de l’espèce « Gauloise » la plus commune, qui n’en revient pas d’habiter pareil logis, la visse entre ses lèvres minces et l’allume au moyen d’un nouveau briquet, également en or, dont la flamme est mesurée et n’évoque plus, à l’instar du précédent, une savane en feu !
— Vois-tu, mon petit, me dit-il, ce métier de fous m’a enseigné deux choses essentielles. La première c’est que les hasards les plus extravagants peuvent se produire, et deuxièmement, que le hasard, ça n’existe pas. J’entends, dans notre profession. On a tué le général canadien а Bruxelles. Le surlendemain, son ange gardien se trouve à Genève, au congrès des œuvres caritatives où tu te rends toi-même. Ensuite, il prend ton avion ! Moi, que veux-tu, ce genre de coïncidence me reste en travers de la gorge.
Il a son pâle sourire de vieux mouton frileux. Exhale une bouffée de fumaga, et son regard, pareil à celui d’un shar-pei, ce chien chinois plein de plis qui ressemble à un lit défait ou à un appareil photo à soufflet, se perd dans l’infini.
Dehors, il neige[10]. Les bruits de la circulation en sont feutrés. On entend le chuintement de pneus dans la bouillasse. Les paroles du père Pinuche me survoltent, mine de rien. C’est la raison, ce mec. La jugeotte, le bon sens de nos provinces françaises.
— Alors ? demandé-je menuement, du ton d’un adolescent dont une amie de sa mère dégage la braguette pour lui déguster la puberté au chalumeau.
— Il faut oublier les pirates pour l’instant, Antoine. Leur plan était si minutieusement préparé que vouloir les rattraper relèverait de l’utopie. Par contre, nous devons nous mobiliser pour retrouver les gens de la Lotus jaune dont t’a parlé le fermier ardéchois. Ils sont peut-être encore à Montréal ; et avec des intentions douteuses. Si nous parvenions à leur mettre la main dessus, peut-être apprendrions-nous des choses capitales ?
Je ne réponds rien, histoire de mieux savourer le miel de ses paroles. Jérémie a des acquiescements rapides. Lui aussi est d’accord.
— Tu nous as dit avoir retrouvé le nom du propriétaire de la Lotus ?
— Très facilement, par le service des cartes grises des Alpes-Maritimes.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Théodore Spiel, expert en philatélie, domicilié à Saint-Paul-de-Vence, récité-je, car je possède aussi une mémoire d’éléphant.
M. Blanc va prendre l’annuaire des téléphones de Montréal et cherche la rubrique « Hôtels ».
— Il y en a un sacré paquet, dit-il, mais nous avons le temps.
Je me sens tout à fait cool. Je dors.
Je rêve. Te dire de quoi ce serait tirer à la ligne, or c’est pas mon genre. Je suis assez « abondant » comme ça ! Quand j’en vois, leurs polars font cent soixante pages imprimées gros et blanchies à s’en foutre de la gueule du monde ! Alors tartiner sur des rêves… Sauf s’ils sont prémonitoires ou bien très salingues. La féerie du cul, t’as pas le droit de la laisser perdre.
Je perçois les ronflements de mes deux lascars de toujours. Ceux de Bérurier, style turbines de paquebot, ceux de Pinuche, flûtés, quasi mélodieux : soupirs et suçotements. Et j’entends aussi la voix grave de M. Blanc qui escamote а peine les « r » pour un négro.
— Allô, l’Hôtel du Saint-Laurent et de Madame de Sévigné Réunis ? Je voudrais parler à M. Théodore Spiel, je vous prie.
— …., lui répond-on.
— Vous n’avez aucun client de ce nom-là ? Pardonnez-moi.
Clingggg !
Grr, grrr, grrr, grrr ; grrrr, grrr, grrr…
— Allô, le Tenacity Hotel ? Je voudrais…
Et, en contrepoint, je rêve. Je suis dans un ascenseur à ciel ouvert, qui monte, monte, monte sans jamais marquer de halte, me découvrant un panorama de plus en plus vaste de glaces, avec des phoques morts à perte de vue…
Merde, voilà que je te raconte mon songe…
D’abord, il ne faut plus que j’emploie le mot merde, y en a trop dans mes zњuvres. Ça les rabaisse, on m’a dit. C’est superflu. Scoriant, quoi ! J’ai pas besoin de ça pour être drôle. Ça malodore mon génie. Moi, c’était par humilité profonde. Bien montrer que mes books sont pas destinés aux endroits huppés. Mais enfin, je ne veux pas gêner non plus, hein ? La merde, y en a plein la vie, plein les trottoirs. Alors, d’en trouver également dans des livres, évidemment, ça fait beaucoup. Bon, entendu : je démerde ma prose. La rends toute proprette, clean de partout, poncée à Pilate. Faut jamais fait chier le client, c’est toujours lui qui a raison, ce con !
Le temps passe, l’homme trépasse, comme répétait ma grand-mère. A force de passer et trépasser, on finira par en mourir, tu verras ce que je te dis ! Tu les considères immortels, n’empêche qu’ils décanillent tous en douce. Un jour l’un, un jour l’autre, sur la pointe des pieds, sans dire au revoir, pas jeter un froid. On les funèbre, les enterre ou incinère, les oublie. Qu’au bout d’un rien de temps, on se rappelle seulement plus qu’ils ont existé.
Un clingggg de plus. Le dernier. Suivi de rien.
— Tu dors, Antoine ? demande Jérémie, penché sur moi.
Faut vraiment être un enfoiré de Noirpiot pour demander à un dormeur s’il dort ! Tu parles, le beau sommeil, où il va gicler, merde ! Non, pas merde ! Plus merde ! ça m’a échappé, excuse.
Et, comme me voilà réveillé, je lui réponds que non, je dors pas.
— J’ai fait tous les hôtels mentionnés dans l’annuaire : pas de Théodore Spiel, assure mon ami, plus sombre que jamais. Il a dû descendre ailleurs ; chez des amis peut-être.
— Probable.
— Comment le savoir ?
— En téléphonant chez lui, à Saint-Paul-de-Vence, réponds-je.
Et je bâille à en décrocher le soutien-gorge de ta bergère !
— Tu es fou ! insurge M. Blanc.
— Oui, conviens-je, c’est ce qui fait mon charme. Vois-tu, le Suédois, ce genre de folie, je la pratique volontiers depuis le jour où, après avoir remué toute la France pour retrouver un faussaire, je me suis rendu compte qu’il était dans l’annuaire.
M. Blanc esquisse une moue incertaine. Un type de premier ordre, Jérémie. Tendre et rigoriste à la fois. Intelligent avec, néanmoins, plein de grigris dans sa vie. Dévoué, courageux, drôle.
Il réempare le bignou pour tuber aux renseignements internationaux. Les choses vont rondo. Tu vis une époque où le progrès transforme notre planète en une sorte de paquebot à bord duquel tout le monde est le voisin de tout le monde. Tout est aisément accessible, rapide, performant.
Il griffonne sur le bloc de papier frappé du sigle de notre hôtel. Théodore Spiel, mas des Horizons, Saint-Paul-de-Vence. Téléphone 93…
Il épelle posément. Tu dirais un étudiant de faculté, appliqué.
— Voilà ! fait-il en raccrochant. Et maintenant ?
— Continue !
Il va pour me poser une question, mais comprenant que c’est une sorte de petit défi que je lui lance, il compose le numéro du mas des Horizons. Depuis ma couche, je perçois l’appel, là-bas, au bout de la chère France. Deux fois, six fois, dix fois…
— Dans le cul ! soupiré-je.
Jérémie consulte sa Swatch de droite. (Il en porte une à chaque poignet, la gauche réglée sur l’heure locale, la droite sur l’heure de France, ainsi est-il toujours en liaison morale avec sa tribu !)
— Il est quatre heures du matin, là-bas ! argutie-t-il.
Je crois que c’est à la dix-neuvième sonnerie qu’on décroche. Une voix ensommeillée jusqu’à l’ahurissement, asthmate :
— Oui, quoi, qu’est-ce que c’est ?
Voix d’homme, de vieillard autant que j’en puisse juger à distance, marquée d’un accent étranger assez fort.
Et mon négus plonge. Il y va а la tranquilos, de son bel organe bien timbré :
— Pardonnez-moi de vous importuner en pleine nuit, monsieur. Je suis Jérémie Blanc de Montréal. Je vous appelle du Canada. Il est indispensable que je joigne d’urgence M. Spiel ; or il m’a donné un numéro de téléphone qui doit être erroné car personne ne répond ; pourriez-vous me le confirmer ou me communiquer le bon, je vous prie ?
Bien parlé, posé, propre, en ordre ! Un gazier qui te virgule ce blabla sur ce ton, tu marches sans te poser de question.
— Je suis le père de Théodore, fait le vieux.
— Très honoré, monsieur.
— Je sais pourquoi son téléphone de Montréal ne répond pas : depuis hier, ou ce matin, je m’y perds avec ce décalage horaire, Théo se trouve à Québec.
— Ah ! voilà… Vous avez ses coordonnées là-bas ?
— Non, mais je crois qu’il est descendu dans un hôtel réputé : Château quelque chose…
— Château Frontenac ?
— Exactement !
— Merci infiniment pour le renseignement, monsieur Spiel ; vous savez si votre fils doit séjourner longtemps à Québec ?
— Quelques jours, m’a-t-il dit.
— Voilà qui est parfait ; mille excuses pour vous avoir réveillé en pleine nuit.
Le Noirpiot raccroche. Lève ses deux bras en « V » comme un footballeur venant de marquer un but.
— Qu’est-ce que je te disais, Jérémie ?
Ses longs bras d’allégresse retombent. II devient grave.
— Tu trouves normal, toi, qu’un homme aux desseins pernicieux tienne son vieux père au courant de ses déplacements ?
— Tout à fait normal, grand échassier du fleuve Sénégal. Une crapule, tout comme un flic, peut avoir une vie familiale. D’ailleurs j’ai idée que cet homme se tient en dehors de l’action. Ce n’est pas un chef non plus. Il doit jouer un rôle parallèle…
— Alors, que faisons-nous ?
— Tu le demandes ?
La neige tombe à gros flacons, comme le dit si ingénument Béru. La lumière de nos phares se perd dans des tourbillons cotonneux. Les balais d’essuie-glace, surmenés, font un bruit agaçant et peu de boulot. Temps à autre, la grosse limousine que nous avons affrétée, grâce aux libéralités pinulciennes, décrit une légère embardée, vite récupérée par le chauffeur. Nous sommes comme dans un salon roulant : velours et acajou. Il y a même un bar — hélas vide — et un minuscule poste de télé — heureusement — débranché.
Notre chauffeur drive à une allure soutenue, compte tenu de la nature du véhicule et des intempéries. On double avec lenteur de lourds convois de camions dont les remorques chassent sur la neige. Les voitures des ponts et chaussées, gyrophares en action, dégagent l’autoroute tant mal que bien.
Au bout d’une plombe de trajet, César fait coulisser la vitre nous séparant du driver pour solliciter une halte-pipi imposée par le muscadet.
Docile, quelques kilomètres plus loin, l’homme se range sur un vaste terre-plein brillamment illuminé, où se dressent un motel avec restaurant et une station d’essence.
— J’ boirerais volontiers un p’tit què’que chose, déclare Bérurier.
Je lui réponds que je n’ai pas envie de plonger dans le froid pour aller affronter des routiers maussades autour d’un comptoir. Je vais mieux, d’accord, mais je n’ai pas récupéré totalement ma santé de jeune fille. M. Blanc partage mon point de vue. Nous sommes bien dans la confortable touffeur de la limousine. Isolés d’un monde pas bandant. On pense, on se poursuit dans une atmosphère indécise d’antichambre. Mais bon, Bérurier, tu l’empêcheras jamais de s’arroser les muqueuses quand il y a de l’alcool à « promiscuité ».
— Une p’tite bibine su’ l’ pouce m’arrangera la gueule de bois dont la morue qu’ j’ai briffée est la cause, affirme-t-il. Un shampooing d’ la glotte, y a qu’ ça !
Il descend patouiller dans la neige à la suite de César Pinaud. Notre chauffeur nous demande poliment si la fumée de sa cigarette nous « nuit ». C’est un bon gros rubicond, avec une tronche absolument ronde et de grands yeux clairs. On lui répond que, du moment que la vitre de séparation est tirée, il peut se carboniser la santé à sa guise.
Alors on retombe dans notre torpeur, M. Blanc et moi.
Au bout d’un instant, il soupire :
— Tu penses à elle ?
— Evidemment, réponds-je. Te rends-tu compte, Jérémie, que je l’ai délibérément entraînée vers la mort !
— Nous ne commandons pas au destin, Antoine, c’est lui qui décide. Nous ne sommes que ses instruments inconscients.
— Je pense aussi à tout ce que j’avais promis à Marie-Marie sans le lui donner jamais ! J’aurai joué à l’homme et à la souris avec elle, pendant toute sa courte vie. Le vilain jeu de l’amour pas tenu, de l’amour mirage… Elle a grandi dans l’espoir que nous deux cela allait exister pour de bon. Elle est devenue femme. Alors la désillusion s’est opérée. Elle a tenté de fuir. D’abord en épousant un petit toubib à la con, mais ce fut un mariage blanc, le mec étant zingué du calbute ; ensuite en se lançant dans une croisade en faveur de l’enfance malheureuse. Sa manière de devenir maman sans homme ! Fumier de moi-même ! Lâche ! Égoïste ! Jouisseur ! Ma maman, ma bite, mon métier ! Sainte Trinité de mon existence de salaud !
— Ne t’accable pas, Antoine. Chacun vit comme il le peut ; ce n’est pas facile. Laisse-moi te dire, moi qui commence à te bien connaître, que tu es un type mieux que pas mal !
Il pose sa main ombre sur la mienne qui disparaît dans le noir. Sa peau est froide. Toujours, les Noirpiots !