— Côté canadien, quelque chose de particulier à signaler ?

— Je n’ai rien appris, mais avec cette charogne ambulante ça ne veut rien dire.

— A quoi ressemble-t-il ?

— Comment ! Tu me dis que vous êtes dans le même hôtel et tu ne le connais pas ?

— Je viens d’arriver.

— La quarantaine. Beau gosse. Bronzé, élégant, le regard ensorceleur. Il couche les gonzesses sur son passage comme un moissonneur les épis de blé. Bagnoles sport. Golf. Yachting ! Tu vois le genre ?

— Je vois. Alphonse, tu vas me rendre un service.

Ça y est ! L’impulsion ! un phénomène purement san-antoniesque. Des décisions prises sans l’ombre d’une réflexion, tout à trac. Ça m’arrive d’où ? L’inspiration ?

— De quoi s’agite-t-il ? demande Laviani avec humour ; car je ne suis pas le seul à en avoir dans la police.

— Tu as déjà eu affaire personnellement à Spiel ?

— Je l’ai rencontré plusieurs fois, en effet.

— Donc, il te connaît ?

— Comme le houblon.

— Parfait. Tu vas l’appeler à l’hôtel Château Frontenac où nous résidons, voici le numéro.

Il prend note.

— Et je lui dis quoi ?

— Que sa Lotus qui se trouve au parking de l’aéroport de Genève vient d’être dynamitée, et que le autorités helvétiques cherchent à le joindre.

— Il ne va pas piger que j’aie son numéro au Canada.

— Dis-lui que tu as su qu’il se trouvait à Québec par un monsieur de sa villa, je crois qu’il s’agit de son dabe, mais reste évasif. Au besoin, s’il te pose trop de questions, coupe la communication.

Je consulte ma montre.

— Appelle-le d’ici une demi-heure, j’ai certaines dispositions à prendre.


Voilà. Entièrement récupéré, ton Antoine. Paré pour l’action.

Je me resaboule vite fait. Jérémie en écrase avec application. La petite Louisiana, déconfite, est assise en tailleuse (en aucun cas elle ne saurait passer pour un tailleur dans la posture où elle se tient et qui révèle le centre géographique de ses charmes) sur le lit, le dos au montant. Elle me considère avec curiosité.

— Vous êtes de la police ?

— Dans les grandes lignes.

— Française ?

— Oui, mais depuis Jacques Cartier nous marchons main dans la main avec la police canadienne.

— Où allez-vous ?

Voilà qu’elle s’est remise а me voussoyer : la considération.

— Si on te le demande, réponds que je ne t’ai rien précisé.

Je sors.

L’immense hôtel, solennel, avec ses boiseries, ses tentures opulentes, ses grandes fenêtres, donne, à cette heure nuiteuse, un sentiment de solitude compassée. Désert et silence ! Seul bruit : le léger cliquetis de l’ascenseur qui me descend.

Dans le hall, c’est le Sahara. Les lumières ont été placées en position « nuit », c’est-à-dire qu’il en subsiste un cinquième environ. Le comptoir de la réception est vide. J’explore les lieux et découvre le central téléphonique. Un préposé dort, renversé dans un fauteuil, la bouche ouverte. C’est un homme chauve, au crâne carré. Ses mains potelées d’honnête homme sont croisées sur son ventre. Près de lui, se trouve une bière entamée et les restes d’un sandwich pain de mie au jambon-moutarde.

J’ouvre la porte vitrée, doucement, mais ça le fait sursauter néanmoins.

— Pardonnez-moi, murmuré-je.

Il me visite la frite et ses yeux s’agrandissent.

— Saperlipopette ![11] dit-il, n’êtes-vous pas celui que les journaux et la télé appellent « Le rescapé d’Axel Heiberg » ?

— Si fait. Bravo, vous êtes bougrement physionomiste.

Il l’admet avec un brave sourire.

— Je vous croyais à l’hôpital de Montréal ? s’étonne-t-il.

— J’en suis sorti, lui apprends-je, n’au cas où il en douterait. Vous connaissez ma profession ?

— Il paraît que vous seriez un as de la Police française ?

— Oh ! un as, n’exagérons rien, disons simplement que je constitue son meilleur élément.

Je lui montre ma carte. Il la regarde avec dévotion, se retient de la baiser comme il le ferait d’une image pieuse, et soupire.

— On vous aime beaucoup au Québec.

— Et moi, je vénère le Québec. C’est l’un des ultimes bastions de la langue française. Vous permettez ?

Du doigt, je consulte la liste des clients. En regard des noms figure le numéro de leur chambre.

Spiel ! Suite 627-28.

— Vous vous prénommez bien Albert ? fais-je au standardiste.

— Non : Cyprien.

— Mande pardon, je confondais avec le mari de ma pédicure. Eh bien, Cyprien, vous voyez ce nom ?

Il regarde, lit « Spiel » opine.

— D’ici cinq minutes, cet homme va recevoir un appel de France.

— Comment le savez-vous ?

— Allons au plus pressé, ami : je sais tout ! Y compris survivre à un détournement d’avion.

Légère tape amicale à sa nuque.

— Lorsque cet homme aura reçu la communication dont je vous parle, il est probable qu’il composera un ou plusieurs appels depuis sa suite.

— Vous croyez ?

— Cyprien, mon grand, je t’ai dit que je savais tout ! Ou presque, car il y a un détail que j’ignore. Est-il possible d’écouter ici, les communications passées depuis une chambre ?

Ça paraît presque l’indigner, une telle question.

— Oh ! non, vous n’y pensez pas !

Je ressors ma carte de police et la lui montre de nouveau. Faut que ça devienne obsessionnel, comprends-tu ? Magique ! Sinon, l’homme oublie à l’instant.

— Si je te disais, Cyprien, que des choses terribles risquent de se produire dans l’hypothèse où je n’interviendrai pas d’urgence, tu me croirais, n’est-ce pas ? Prends ton temps, regarde-moi au fond des yeux, comme notre bon Giscard regardait la France au point de lui flanquer une conjonctivite, et réponds à ma question.

— Oui, je vous crois, fervente le digne Québécois.

— Alors débranche les lignes 627-28 de manière à ce que M. Spiel soit obligé de passer par toi pour obtenir une communication. Il va s’étonner. Tu lui répondras alors que le service des téléphones profite de la nuit pour améliorer le réseau de l’hôtel, mais que la ligne du standard reste en service et qu’il suffit de passer par elle.

Visiblement, je le subjugue, ce chéri.

Il étend la main vers son tableau constellé de trous et de petits clapets, abaisse deux de ces derniers.

— Cyprien, dis-je. Je pense que, par ce simple geste, tu viens de faire beaucoup pour ton pays.

Le plus fort c’est que je suis sincère. Mes pressentiments, tu connais ?

Quand je franchis l’arceau de sécurité pour foncer dans mes impulsiveries, c’est que mon lutin intérieur a pris le relais. Que ma personnalité est en pilotage automatique.

— Vous croyez ? souffle mon nouvel ami, gagné à ma cause jusqu’aux sphincters.

Pour toute réponse, je le prends par l’épaule.

— On m’avait prévenu que les Québécois étaient sympas ; mais sympas à ce point, je crois rêver.

Et alors, pile, le turlu turlute. Cyprien dégoupille la valve d’admission pour se laisser beurrer le tympan. Il écoute et me vote un clin d’œil admiratif.

— Ne quittez pas !

Branche une fiche au 628 (la partie roupillette de la suite).

— Un appel téléphonique en provenance de France, monsieur Spiel.

Il m’interroge du regard pour me demander s’il doit conserver l’écoute. J’opine. Pudique, il me tend le combiné.

Théodore possède une belle voix de basse noble (à moins qu’elle ne soit l’effet du sommeil).

— Ici Théodore Spiel, fait-il.

II prononce « Chpiel ». Mon confrère niçois (ô niçois qui bien y pense) déclare, la voix extrêmement professionnelle :

— Ici le commissaire Laviani, de la Police judiciaire de Nice.

Stupeur du pseudo philatéliste qui déverse des points de suspension, entrecoupés de points d’interrogation comme s’il en pleuvait.

— Comment avez-vous eu mon adresse ? finit-il par béer.

— Par un monsieur de votre villa, âgé m’a-t-il paru. Je suis chargé de vous prévenir, de la part de la police genevoise, que votre voiture que vous aviez laissée au parking de l’aéroport a été plastiquée.

— Ma Lotus ! il s’écrie, le Spiel.

T’as beau être plein d’osier, quand tu es amoureux des tires sport, ça t’arrache le cœur et les couilles d’apprendre qu’on t’a nazé ton beau jouet.

— Il n’en reste qu’une plaque d’immatriculation, appuie méchamment Laviani, pas mécontent de faire chier ce vilain retors. C’est grâce à elle que nous avons pu découvrir que vous étiez le propriétaire de la voiture. Dites-moi, j’ai l’impression que vous avez des ennemis un peu partout, Spiel !

Silence.

— On est sûr que l’attentat s’est exercé sur ma voiture, ou bien a-t-elle été sinistrée lors d’une explosion plus généralisée ?

Un phraseur ! II porte et parle beau. Cherche ses mots, les veut de qualité.

— Non, non, Spiel, c’est bien votre Lotus qu’on a pulvérisée !

Laviani aussi trouve des mots éloquents.

— Des voyous, fait Théo, la voix éteinte.

— Je souhaite pour vous que vous ayez raison, déclare Laviani. Vous rentrez bientôt ?

— D’ici deux ou trois jours.

— Faites attention à vos os, mon cher ! Numérotez-les, on ne sait jamais, des fois que vous subissiez le sort de la Lotus !

Et Laviani raccroche. Bravo ! Il mérite la note maximale. L’autre doit les avoir au caca maintenant. Se perdre en sinistres conjectures. De toute façon, il va réagir dans les minutes qui viennent ! C’est humain. Il ne peut se recoucher et pioncer après une telle nouvelle.

J’attends, crispé, l’œil sur la vaste cadran du merveilleux palace. « Le Château Frontenac » : célebrissimo. Cyprien tortille ses larges meules sur son siège.

— Vous croyez qu’il ?

— Oui, Cyprien. II va te sonner avant que tu aies eu le temps de lire la magnifique Encyclopédie du Canada que vient d’éditer mon ami Alain Stanké.

Drinng !

C’est bien Spiel.

Déjа !

Je flanque une bourrade à Cyprien. II se marre silencieusement. On s’adore déjà, les deux.

Le Théodore, il renaude mochement. Invective que qu’est-ce que c’est que ce travail, on ne peut plus composer un téléphone depuis sa chambre, maintenant ? Le plus réputé hôtel du continent américain ! On se moque, ou bien ?

Mon Cyprien, de plus en plus parfait, récite son compliment : des travaux de réfection nocturnes au central pour que les clients soient mieux servis, plus complètement comblés. On les effectue de nuit afin de moins perturber les usagers, mais il peut obtenir n’importe quel numéro dans le monde grâce aux trois lignes privées de l’hôtel qui, elles, demeurent en service.

Ça calme le nergumène. Il veut dare-dare le huit cents, cent quatre-vingt-huit, mille trois cent trente-trois. Et que ça saute !

— A votre service, monsieur Spiel !

Je fais signe à mon pote Cyprien de composer. Pendant qu’il pianote, je plonge dans l’annuaire téléphonique répertorié par numéros. Celui que Spiel vient de réclamer correspond à un service neurologique de l’hôpital Sainte-Folasse de Québec. Une dame décroche. Spiel lui réclame le docteur Electre Hochok de toute urgerie. Mon sentiment c’est que la préposée de nuit va l’envoyer ramasser des pelosses avec son petit panier d’osier, mais point du tout. Juste elle s’informe de la part de qui est-ce.

— Docteur Théo Dhor ! répond Théodore.

Et bon, le voici en contact auditif avec le médecin demandé, lequel est une doctoresse, comme son prénom pouvait le donner à penser. Et ça donne ceci :

— Pourquoi m’appelez-vous ?

Au lieu de répondre, le zig à la Lotus demande :

— C’est toujours prévu pour tout à l’heure ?

— Nous sommes en pleins préparatifs. Pourquoi ?

— Je n’irai pas vous rejoindre.

— Sans vous l’opération est impossible, vous le savez bien.

— On vient de me téléphoner d’Europe pour m’annoncer qu’on a plastiqué ma voiture dans le parking de l’aéroport de Genève.

Tu crois que la toubibesse Electre Hochok ça lui fait pisser du poivre en grains, cette nouvelle ? Calmos, elle répond :

— Et après ?

— Comment, après ! Vous ne comprenez donc pas que quelqu’un veut me nuire ?

— Ça change quoi, dans le cas présent ? Ne seriez-vous pas en train de perdre les pédales, Théo ? Que des vilains vous cherchent noise en Europe ne peut modifier votre mission au Canada. Vos sales boulots de là-bas vous ont valu des inimitiés, probablement ; mais je suppose qu’ici vous êtes à peu près clean, non ? Venez le plus tôt possible, j’aimerais vous administrer un sédatif avant l’opération. Elle est prévue pour sept heures. Maintenant, vous allez m’excuser, mais le devoir m’appelle.


Y a des gens, pour un oui, un non, ils sont capables de t’entonner la Marseillaise et de te la chanter juste de part en part, sans en rater un couplet. Des vieux surtout, qui firent partie, comme beaucoup de Français, de la manécanterie du Maréchal Pétain, puis, tout de suite après, de celle de Charles de Gaulle. Y a jamais eu mieux que ces deux-là pour marseiller en foule. Je sais des mecs qui sont passés de l’un à l’autre sans s’en apercevoir, tant ils poussaient notre hymne national haut et fort, les yeux clos d’extase patriarde.

En regagnant ma turne, je fredonne l’Allonzenfants d’allégresse. Je suis content de moi. Je confine, y a pas. Au génie. Au sublime ! Je pourrais me mettre devin, un jour, si le foutre me prend. Marc de café et de Bourgogne, tarot, taches d’encre, lancé de sperme, ligne (à haute tension) de la main !

Je m’attends à trouver Louisiana et Jérémie zonés ensemble, mais non ; les choses sont inchangées : le Noirpiot pionce, et la gosse m’attend. C’est le monstre coup de cœur que je lui inspire ! Elle me veut tout cru. Navré de la décevoir. J’eusse aimé laisser un meilleur souvenir de mon passage au Canada. Ça m’aurait comblé que quelques belles se chuchotent mes prouesses, le soir à la chandelle (de remplacement). Qu’elles me perpétuent la légende et aillent dire partout l’à quel point il l’a forte et vibrante, Sana ! Le combien il sait s’en servir pour battre les œufs en neige ! Mais la mort de Marie-Marie, ma petite chérie de toujours, m’émascule.

Je donne une tape sur la joue de Louisiana et une seconde sur son derrière de chérubine.

— Ta grand-mère, je lui dis, a la plus ravissante petite fille du Canada, de Québec à Vancouver.

Elle répond :

— J’ai plus de grand-mère.

— Alors c’est du flan, ta visite chez elle ?

— Ça inspire confiance.

— En réalité, tu viens faire quoi, ici ?

— Chercher du travail. Je commençais à m’ennuyer ferme à Saint-Jérôme.

— C’est vrai que tu es assistante médicale ?

— Tout à fait exact.

— Tu connais, toi, un chirurgien femelle nommée Electre Hochok ?

— Oui, de réputation. Elle a publié des ouvrages sur le cerveau qui font autorité. Elle travaille souvent aux Etats-Unis et donne des conférences dans le monde entier.

— Tu as déjà travaillé dans des hôpitaux ?

— J’y ai fait ma formation.