Moi, trois alternatives, mec ! Je te les numère, mais dans ma tronche, ça va plus vite que sur le papelard ! Premier choix : je canarde le gussman depuis mon balcon, posément. Second choix : je lui intime de ne pas bouger sous peine de mort et j’envoie le Mastar le récupérer. Troisième choix : je plonge à mon tour.
Qu’est-ce que je viens te parler d’alternative, grand glandu qu’I am ! Ma décision est prise à mon insu (mon nain sue) puisque me voilà qu’enjambe le balcon. Je lève haut la main tenant l’arme pour éviter un accident, je vise la montagne de neige et je saute à mon tour.
Tu parles d’une secousse mahousse ! Mes flûtes sont rengainées dans mon buste comme deux antennes radio ! J’ai le souffle coupé. Parfois, quand tu ramasses une monstre pelle, à ski, tu éprouves une sensation du même type. J’ébroue, ébouriffe, crachote.
J’ai de la snow jusqu’au menton. Nos deux tronches se trouvent à un mètre vingt l’une de l’autre, au vilain et а moi. Il s’est enquillé moins profondément, because il porte un pardingue, lequel s’est gonflé en cours de chute, amortissant mieux l’aneigissage. Alors il me surplombe d’un buste. Il se démène avec tant de vigueur qu’il élargit le cratère blanc au creux duquel il se trouve fiché.
Moi, tout ce que je parviens à remuer dans ma cangue glacée, c’est mon bras dressé, toujours terminé par l’arme.
— Ne bougez plus ! dis-je à l’homme. Sinon je vous tue.
Il s’immobilise. Nous restons là, face à face, nos regards enchevêtrés. Fou de haine, je me sens. Comme jamais éprouvé ! C’est ensorcelant, à ce point ! Vertigineux ! Une ivresse formidable. Pourquoi le menacé-je de le tuer, alors que je vais le faire ! C’est un fabuleux cadeau du ciel, cette rencontre. Je bénis maintenant Bérurier grâce auquel elle s’est effectuée. Sinon je l’aurais ratée.
LUI !
Que je croyais si loin, si hors de toutes les atteintes !
LUI !
Le chef des pirates de l’avion ! L’homme aux tempes grises ! L’homme qui a assassiné directement ou non plusieurs centaines de personnes ! L’homme qui m’a tué Marie-Marie !
L’imaginais en Papouasie, en Ursse, au Gratémoila, а Pétaouchnock, dans le fin fond des steppes de l’Asie centrale, (à gauche en sortant de la mosquée). Le supposais en Libye, en Syrie, au Salvador (Dali), dans un monastère tibétain. Et puis non. Il est là, « contre moi » !
Une joie sauvage me donne envie de rugir, de m’éclater les ficelles dans un cri surhumain. J’ai même pas envie de le buter, non plus que de le torturer. La vengeance, vois-tu, faut pas trop y penser. Quand tu la désires à ce point, le moment venu tu ne sais plus qu’en faire, ni par quel bout l’attraper. T'es tout empêtré dedans, gauche et con, presque intimidé par ta trop grande haine. T’as les larmes aux yeux d’assouvissement possible. Tu voudrais te régénérer pour le perpétrer autrement.
J’aimerais t’expliquer, te faire comprendre qu’à cet instant, lui arracher les yeux avec une cuiller à café et mettre du piment rouge dans les trous, ce n’est plus mon problème. Lui ouvrir le ventre sur cinquante centimètres et en extirper dix mètres de tripes fumantes (dans la neige, tu penses !) et malodorante, j’en n’ai pas l’appétit. Pour l’instant, c’est le regarder, que je veux. Essayer de réaliser que c’est bien lui, qu’il est là, à libre disposition.
Et puis me demander comment un homme né d’une maman (fatalement), un homme qui a mal ici ou là, qui voit le soleil se lever et se coucher, qui court sous la pluie, qui sort sa queue pour enfiler une dame ou un monsieur, qui mange des spaghetti bolognaise, qui se marre aux films de Chaplin, qui écoute Mozart les yeux fermés, qui chantonne en se rasant, qui a sans doute peur de la mort, oui, comment cet être en vie peut-il perpétrer d’aussi abominables forfaits ? Et continuer d’exister après les avoir commis ? Comment ? Comment ? Comment ?
Et l’ironie veut que nous nous trouvions ainsi, l’un devant l’autre après ce double saut insensé. Plantés dans cette colline de neige durcie par son accumulation.
Il lâche mon regard pour vérifier où j’en suis avec son arme sophistiquée. Il la voit briller au soleil. Se dit que, de deux choses l’une : ou bien je tente de me dégager, auquel cas je vais avoir besoin de tous mes membres, ou bien je reste ainsi, le revolver levé, attendant du renfort, et je risque de fatiguer. Il semble, à la qualité du silence régnant sur l’immense promenade, que personne n’ait remarqué notre double cabriole insensée. Alors il comprend que bientôt, il va me falloir prendre une décision. Et à la lueur d’enfer qui élargit mes yeux, il sait déjà laquelle.
Je murmure :
— C’est fini.
Mon épaule droite devient cuisante. Le flingue pèse de plus en plus lourd au-dessus de nos tronches. Je redis, comme si j’étais en train de me laisser anesthésier par une substance hypnotique :
— C’est fini.
Et puis le diable bondit. II a rassemblé son énergie pour ce sursaut de fauve piégé.
Pas fastoche, de jouer les brochets en frai jaillissant de l’onde, quand tu es enfoncé dans la neige. Et cependant (d’oreilles) il y parvient. Pas de beaucoup, certes, mais suffisamment pour planter dans ma poitrine le couteau à lame mince qu’il brandit. Et il n’y va pas de main morte, l’horrible ! Il sait que le coup doit être décisif, sinon il est foutu. Je ressens un choc violent, ponctué d’une brûlure. Un bref instant, j’en ai le souffle coupé, et puis ça se rétablit. « La lame a dû glisser sur une côte », me dis-je.
Le mec est tout contre moi, à présent. Nous sommes joue contre joue. Il voit qu’il a raté le coche. Ses mains (il a lâché son ya) se nouent autour de mon cou. Alors je fais pivoter le feu que je n’en peux plus de brandir.
— Fais pas l’con ! grogne la voix du Mastar.
II radine à la rescousse. Sa bouille rubiconde sur cette neige immatriculée ressemble à une lanterne chinoise. Deux gros battoirs s’avancent sur mon tagoniste pour le happer.
— Tire-toi, grosse merde ! j’égosille, à nouveau fou de rage contre mon pote imperturbablement malencontreux.
Mais rappelle-t-on le fauve lorsqu’il se saisit de sa proie ? Il tire à soi (comme le vers). L’homme aux tempes grises est arraché de la cangue épaisse. Béru le jette sur le sol gelé et lui talonne la gueule.
Pendant cette explication, je profite du chenal produit par le dégagement du gars pour m’extraire à mon tour. Le type est en train de rouler à toute vitesse sur le sol glacé. D’une détente il se relève et fuit.
— Rattrape-le, bordel ! hurlé-je au Mammouth, c’est lui qui a tué Marie-Marie.
Je porte la main à mon poitrail. Constat : la lame de la saccagne a rencontré mon porte-carte de plastique (très modeste), a dérapé dessus et s’est plantée verticalement dans ma viande, un peu au-dessous de l’estomac, causant une large entaille dans ma chair. Je l’arrache. Mon sang pisse dru. M’en fous. L’homme fonce maintenant le long de la promenade romantique bordant le Saint-Laurent. Des kiosques à musique pétrifiés, ainsi que des lampadaires aux grosses boules blanches ajoutent à la délicate poésie du panorama.
Béru fonce à la suite du gars ; mais là, ses deux cent vingts livres (qui ne sont pas sterling, hélas) le gênent. D’autant qu’il vocifère en cavalant, ce qui entrave la respiration du coureur de fond.
Je m’élance à mon tour. Me déploie du coté de l’hôtel afin de couper la retraite au fuyard. Si je laisse s’échapper cet homme, je ne m’adresserai jamais plus la parole de toute ma vie ! J’ai pour moi dix ans de moins que lui et pas de pardessus ! J’ai contre moi ma faiblesse d’homme se relevant d’une cruelle épreuve et venant d’essuyer un coup de rapière dans le burlingue. J’ai contre moi la volonté farouche du terroriste traqué. Mais j’ai pour moi ma haine ! Ce levier si puissant. Et puis aussi, le flingue du mec.
Halt ! Je suis parvenu à m’écarter du Gros, sur la droite, ménageant un angle de tir propice. Alors je me fige. Le canon de l’arme ne frémit pas au bout de mon bras. Je vise le gars aux cannes. Rrrrrraâ ! Combien de bastos viennent de s’envoler ? Il fait une embardée, continue de s’enfuir en titubant et en traînant la patte. Touché ! Ça décuple ma rapidité.
Comprenant qu’il va être rejoint, l’homme bifurque carrément en direction du fleuve, enjambe la balustrade et disparaît de ma vue. Y a des chiées d’embarcations amarrées sur les berges, des embarcadères pour les navettes assurant la traversée du fleuve malgré le défilé des glaces, des canots de plaisance, d’autres pour la pêche, des barques privées, toute une flottille.
Lorsque j’atteins la balustrade à mon tour, j’aperçois mon type déjà à bord d’une barque qu’il se hâte de détacher. Je saute. Béru saute. Je me pointe sur la rive. L’homme achève de débiter l’amarre. « Seigneur, L’interpellé-je, reste-t-il encore des balles à bord de ce feu ? » J’ai défouraillé à deux reprises, et il m’a semblé qu’il sortait pas mal de camelote de l’engin. Inutile de virguler des sommations ; au point où il en est, le bandit n’en tiendra plus compte car il a franchi le point de non-retour.
Je praline. Trois ou quatre « clac ». Puis plus rien. L’homme est toujours à bord. Il a pris une rame et pousse dessus pour éloigner l’esquif de la berge. Alors, j’assiste aux coulisses de l’exploit sur écran large. Une prouesse que tu n’as pu voir accomplir que par Belmondo. La cascade grand style ! La performance sidérante. Signée Bérurier !
Tonton a pris un élan fantastique et s’est jeté sur la barque. Tu croirais qu’il s’envole, baudruche gonflée à l’hélium. Le temps suspend son vol, mais pas Béru. Un instant je me dis qu’il va se fraiser la gueule contre le plat-bord. Mais non. Sa volonté est si intense qu’elle lui permet de prolonger son saut de quelques centimètres encore et il choit dans le canot, renversant le fuyard.
Est-il estourbi ? Un crâne d’acier comme celui d’Alexandre-Benoît peut affronter les chocs les plus rudes. A preuve : il se met déjà à genoux. L’autre de même.
— Ah ! salope ! gronde Béru. Sale salope ! Je vais te… je vais te… je vais te MANGER !
Les voies de la vendetta restent comestibles, chez le Dodu.
Etrange spectacle que celui de deux antagonistes qui se battent agenouillés dans une barque en tram de dériver parmi la débâcle des glaces. Il y va à la boule, le Mafflu, comme toujours chez les taureaux. L’autre, qui n’est pas manchot, balance des crochets sauvages.
Je héle un mec emmitouflé dans des lainages à bord d’un canot à moteur. Il suit le film avec passion, bien qu’ayant raté le début, se promettant de rester pour la séance suivante.
— Vite, venez me prendre ! Police ! lui crié-je.
Gentil, comme tous les Québécois décidément, il met son canot en marche.
A bord de la barque, c’est la tuerie. Les coups retentissent dans l’air glacé qui les amplifie, les répercute. On voit les deux combattants se tenir par la gorge. Toujours la suprême ressource chez les hommes et chez les loups : la gorge. Ils se dressent. Béru donne encore du front. L’autre a la frime ensanglantée.
— Je… vais… te… man… ger ! éructe encore mon ami.
Et il a un élan terrible pour saisir le nez de son adversaire avec les dents. L’autre hurle un râle (ou râle un hurlement, comme tu préfères, moi je m’en tape, c’est le même prix !). Ses mains tombent pour protéger son visage. Trop tard. Le Gros crache un morceau de chair. Puis il plante son râtelier dans la pommette de ce qui commence à devenir sa victime. C’est d’une sauvagerie éperdue ! Y a de la grandeur dans tant de férocité. Un dépassement qui doit inciter le Seigneur à se gratter la tête en se demandant pourquoi « tout ça » dégénère pareillement. C’est ailé un peu plus loin qu’Il n’avait prévu.
Alexandre-Benoît crache derechef. Encore heureux qu’il ne « consomme » pas. Il lâche à son tour le cou de Tempes Grises, mais c’est pour lui infliger un supplice plus terrible : les deux doigts en fourche dans les carreaux. Alors là, c’est extrême comme sévice ! Va lui falloir une canne blanche, au gonzier, pour assister à son procès. L’acte d’accusation, il le relira en braille ! Le choc a été rude. Il voile sa face ruisselante de ses deux mains. Il ne lutte plus. Il cherche à esquiver une nouvelle charge de l’adversaire, trébuche et tombe à l’eau.
— Repêche-le ! enjoins-je à mon pote. Nous devons coûte que coûte le récupérer.
Le canot de l’obligeant marinier ronronne et nous nous dirigeons vers la barque qui, privée de rames, gagne le milieu du fleuve en tournoyant parmi les glaces.
— Je le tiens ! me crie Bérurier. Prends tout ton temps, grand !
Mon dévoué pilote coupe la dérive de la barque en s’interposant entre elle et le courant.
— Attachez-la au canot ! me conseille-t-il.
Je parviens а exécuter la délicate manœuvre.
— Prends bien ton temps, l’artiss, recommande à nouveau Béru, j’te dis qu’j’l’ai en main.
Quand la proue de l’embarcation béruréenne est attachée à la poupe de la nôtre, je passe de l’une à l’autre pour aider le Mastar à hisser le naufragé dans la barque. L’ayant rejoint, je m’aperçois qu’il tient bel et bien l’homme, en effet.
Par les pieds !
Le buste du salopard est enfoncé dans l’eau glacée. Sa face mutilée est semblable à une figure de film d’épouvante. Son nez coupé, sa pommette entaillée, sa bouche éclatée grande ouverte, comme pour boire toute l’eau du Saint-Laurent, et surtout son regard crevé composent une image que je ne suis pas près d’oublier. Marie-Marie est-elle vengée ? La mort de l’assassin venge-t-elle sa victime ?
— Tu voyes qu’j’le tiens bien ! fait Béru en état de prédémence. T’as tout ton temps, mec !
— Lâche-le, chuchoté-je.
— Quoi ?
— Lâche-le, putain de toi ! Tu ne veux pas qu’on ramène sa carcasse dans cet état ! Qu’il aille donc au fil du courant régaler les poissons et s’abîmer davantage.
Convaincu, le Mastar ouvre ses lourdes paluches et le cadavre disparaît sous la barque. Je passe à tribord pour guetter sa réapparition. Je distingue le pardessus de vigogne gonflé de flotte qui forme une masse entre deux eaux, style vache crevée. Puis le courant le saisit, l’emporte avec des radeaux de glace.
Bérurier s’assoit, accablé :
— C’est ben la fatalité qu’y s’ soye noyé, murmure-t-il, j’eusse tant voulu l’ buter !
Moi, je suis comme l’eau : je m’adapte à n’importe quel récipient.
Tous ces gens accourus : clients de l’hôtel, personnel, mariniers, et qui demandent des explications parce qu’ils n’ont pas très bien pigé ce qui venait de se passer, faut leur faire front aimablement, leur fournir des amuse-curiosité. Les gens, c’est pas la vérité qui leur importe, c’est qu’on leur parle.