— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je au chauffeur.

Basile Lemplâtré déclare :

— Une cabane à sucre.

— Je vous demande pardon ?

— Oui, une cabane à sucre, réitère-t-il.

Et le digne homme m’explique que c’est ici qu’on fabrique le fameux sirop d’érable résultant de la récolte de la sève des érables sucriers. On incise l’arbre, on plante un tube dans la blessure et on suspend un godet au bout du tuyau pour recueillir le généreux liquide. On apporte ensuite la sève jusqu’à ces cabanes à sucre. Là, elle est versée dans d’énormes chaudrons placés sur des feux de bois. Après plusieurs jours d’ébullition on obtient ce léger sirop couleur d’ambre au goût délectable. Le rapport pouvant exister entre un aventurier sans vergogne et une cabane à sucre du Québec, franchement, de prime abord, je le vois mal.

— Vous êtes bien certain que c’était ici, insisté-je.

— Comme je vous vois ! Au sirop magique, on m’avait indiqué ; vous pouvez vérifier, c’est écrit au-dessus de la porte et aussi sur mon carnet de bord.

— On y va tous ? demande Jérémie.

— Non, restez en couverture, je m’y rends seul.


Cette taule artisanale a tout pour inspirer la rassurance. Elle est pimpante et dégage une odeur appétissante. Tu regrettes de ne pas être japonais pour la photographier sur toutes les coutures. J’entre. Ô merveille, un carillon composé de trois sonnettes aux timbres différents est fixé à la lourde. Gling gling glong. Very joli. Joyeux.

Je découvre un vaste local assez bas de plaftard où trois énormes chaudrons de cuivre confient leurs énormes culs aux flammes d’un enfer débonnaire. Des effluves de caramel et de forêt emplissent cet antre d’alchimiste-confiseur. Des bidons carrés sont empilés dans l’autre partie de la pièce. Face à la porte d’entrée, une lourde, coulissante, vitrée avec des culs de bouteille verts.

Un énorme chat castré, gris cendre (évidemment) se prélasse sur le sol, à faible distance des foyers. Il prend un pied terrible, malgré l’ablation de ses amygdales sud. Dans le fond, eunuque c’est une position enviable. La membrane farceuse ne te préoccupe plus. T'es rien qu’à toi. Tu te disposes totalement ! C’est cela la vraie jouissance !

Mais enfin, brèfle : quand on a des burnes, faut faire avec ! Moi, voilà plusieurs décades que je me résigne, en stoïcien pur fruit !

Quelques instants passent. Je ne perçois que le bruit d’ébullition du sirop dans les chaudrons. Et puis une femme fait coulisser la porte vitrée. Du genre pachyderme ou cétacé. Enorme, avec des jambes dont la circonférence dépasse de loin celle de ma taille. Quand elle arque ça fait un bruit de sacs de blé traînés sur un plancher. Le ventre, je te raconte pas. Si un jour elle nécessite une autopsie, les légistes auront l’impression de s’attaquer au tunnel sous la Manche. La trogne est en cascades, velue désagréablement, rougeaude, un peu scrofuleuse en passant. Elle a une coiffure extravagante : en tas de foin, surmontée de deux peignes aux dents voraces, piqués comme des fourches. A part ça, elle louche à s’en faire péter les joints de culasse des orbites, derrière des lunettes à ce point épaisses que leurs verres semblent avoir été taillés dans un bloc de glace.

— Vous daiisirrrrez ? elle grommelle, en souhaitant vraisemblablement que mes aspirations soient modestes.

— Vous mettez des lunettes spéciales pour lire, chère madame ? m’enquiers-je.

— Non, pourrrrquoué ?

— En ce cas vous pouvez prendre connaissance de ce qu’il y a d’écrit sur cette carte ?

Elle chope ma brémouze et la pose sur la pointe de son nez (qui, à vrai dire n’en comporte pas, tant il est large).

— Po… li… ce ! récite-t-elle.

— Bravo, complimenté-je, vous avez gagné !

J’enfouille ce précieux document sous plastique.

— Ce matin, un homme aux tempes grises, portant une casquette à carreaux et un pardessus beige a appelé un taxi depuis votre établissement ; vous vous en souvenez ?

— Non.

— Madame, je suis en mesure de prouver ce que j’avance, alors à quoi bon nier ?

Elle ouvre sa bouche. Y a des brèches dans sa denture. Sa gueule est pareille à une rue sinistrée à laquelle manquent des immeubles.

— Moi, je ne sais rien, faut que j’aille demander au fils ! fit-elle.

— Excellente décision, approuvé-je.

La voilà repartie. Mon guignol tait du trampoline, comme tout à l’heure au moment de retrouver Tempes Grises. L’état d’alerte. Dispositif number ouane ! Ça ne sent pas seulement la mélasse d’érable, dans cette taule, ça fouette également l’autre !

Deux fenêtres éclairent l’étrange local. Je vais ouvrir l’une d’elles, que tant pis pour le froid mordant du dehors, les foyers en ronflade le combattront. J’aperçois Jérémie, non loin, derrière la guinde stationnée. Lui adresse un signe qui signifie : gaffe !

II opine.

La lourde coulissante se rouvre sur un bizarre individu presque bossu. Plus exactement, il a la tête entre ses épaules très remontées. II porte un épais blouson doublé de mouton qui n’arrange pas son problo. Contrairement à sa mother, il est plutôt maigre, le cheveu noir tombant en aile de corbaque. Le nez long et plongeant, au point qu’il pourrait le gober avec sa lèvre inférieure s’il s’y exerçait.

— Ma mère n’a pas bien compris, dit-il d’une voix éraillée, qu’est-ce que vous désirez ?

Je rechante mon couplet du monsieur comme ci, comme ça, qui a demandé un taxi depuis la cabane.

— C’est exact, dit-il.

— Vous le connaissez ?

— Pas du tout.

— Que faisait-il chez vous ?

— Il est venu acheter du sirop.

Moi, j’en ai entendu des savoureuses, bien souvent, mais de cette nature, encore jamais ! Tu imagines Tempes Grises venant faire l’emplette de sirop d’érable avant de rendre visite à Spiel avec un pistolet dernier cri dans sa poche ?

— Il en a pris beaucoup ?

— Deux gallons.

— Et il vous a demandé d’appeler un taxi ?

— Oui, pourquoi ?

— Il est arrivé comment, chez vous ?

— Je n’en sais rien, sans doute habite-t-il le quartier ?

— Vous l’aviez déjà vu ?

— Non, jamais.

— Il est parti avec ses deux galions de sirop d’érable ?

— Oui, puisqu’il les avait achetés.

— Il est monté dans le taxi avec les deux bidons ?

— Je suppose.

Je dégaine la rapière (vide, mais qui le sait en dehors de moi ?) prise à Tempes Grises.

— J’aimerais visiter votre maison, dis-je.

Le bosco rebiffe :

— De quel droit ?

— La raison du plus fort est toujours la meilleure. Montrez-moi les lieux, l’ami, et cessez de me prendre pour un con. Je suis dans un jour à me livrer aux pires fantaisies !

Il déchiffre mon regard implacable et se soumet.

— Venez, soupire-t-il.

Nous franchissons le seuil d’une salle plus vaste que le local de traitement. La pièce commune. Très commune. Beaucoup de hardes et du mobilier sans goût ni grâce. La grosse éléphantiasée confectionne un ragoût de porc qui renifle plutôt bon.

Je traverse la pièce pour gagner les deux lourdes du fond. Celle de droite donne dans une chambre rudimentaire.

Au moment où je passe celle de gauche, j’ai juste le temps de constater qu’elle aussi donne accès à une chambre. Ma vue se brouille aussitôt car je viens de prendre un coup de je ne sais quoi en pleine figure. Batte de base-ball, tu vois ? Ou assimilé. Du gros contondant actionné latéralement. Je l’ai dérouillé en plein front et, crois-moi ou va te faire mettre, mais « j’entends » le bruit de l’impact. Ô honte : c’est un bruit creux. Me voici faiblard comme un limaceau frais sorti du ventre maternel. Je mets un genou en terre à la manière des preux chevaliers qui se faisaient sacrer connards d’élite par leur Suze (cassis) rain.

Dans un flou qui n’a rien d’artistique, je vois un surgissant lever une tringle de fer, non plus horizontalement, mais verticalement. Je roule sur le côté. Le choc me prend à la hanche et me coupe le souffle. C’est ma fête aujourd’hui. Le fabricant de sirop profite de ce que je n’ai pas l’air frais pour me savater la gueule. Trente-sept chandelles ! Comme pour les roses : toujours un nombre impair. J’obstine à demeurer lucide, mais franchement, le temps se gâte.

Qu’heureusement, le chevalier Blanc surgit. J’avais bien fait de l’avertir de mon pressentiment. Il est venu écouter, près de la fenêtre ouverte, s’est introduit dans la maison par cette voie plus discrète que la porte à sonnailles. Et il bondit comme une tornade noire, Jérémie ! De la hargne, il en revendrait à un gladiateur romain, ce bon bougre ! Tu verrais la manière qu’il arrache la tringle au voyou d’agresseur ! Puis lui en administre une infusion brûlante : vlan ! rran ! tchoc ! et boum ! pour terminer.

Il enchaîne avec le presque bossu qu’il cueille d’un coup de saton dans ses précieuses ridicules ! Qu’il en est noir de douleur, le zigoto au blouson fourré ! Ce ménage, ma doué ! Le temps de compter six, pas davantage.

— Ça boume, Antoine ? demande le natif du Sénégal.

— Presque ! Mais je crois bien avoir une dent cassée !

— Je t’en achèterai une en or, ricane l’invincible.

— Ça se fait plus que dans ton village, mec. Désormais on travaille dans une sorte de porcelaine plus vraie que la vraie !

Le zig estourbi, faut que je dise : il a son compte. Dans sa furia, Jéjé lui a écrasé le larynx, y compris le cartilage cricoïde, et le gonzier défunte, par étouffement accéléré.

— Je le reconnais, assuré-je, c’était le chef de l’expédition d’Axel Heiberg, celle qui s’est pointée avec les engins à chenilles. Je l’ai vu mitrailler froidement des Esquimaux.

— Le facteur sonne toujours deux fois, récite M. Blanc en guise d’oraison funèbre (l’oraison du plus fort est toujours la meilleure, me disait Jean).

La grosse vieille aux besicles en hublots de batyscaphe chougnasse devant son ragoût qu’elle continue de trouiller machinalement. Elle marmonne comme quoi tout ça ne lui disait rien de bon. Elle savait que ça humait le vilain caca. Elle le répétait « au » fils. Mais ce con n’a jamais su résister à l’appât du gain.

Elle psalmodie ensuite des « Qu’est-ce qu’on va devenir ? »

Moi, pendant ce temps, je vais me passer la frite à l’eau froide sur son évier. Je me le rappellerai, le Canada ! Dis donc, faut pas oublier son Rasurel quand on vient ici. Mettre son gilet pare-balles, pour les soirées fraîches. Se capitonner le cigare à moustaches. Jérémie vient d’empoigner « le » fils par les revers de son blouson.

— C’est maintenant qu’il va falloir tout nous raconter ! fait le Noirpioche. J’espère que tu en es convaincu ?

L’autre paraît égaré. Il a les lèvres montées sur ressort, le regard yoyoteur.

Pinaud survient un jour, qui cherchait aventure.

Il dit :

— Mes amis, le compteur tourne. En avez-vous encore pour longtemps ?

Deviendrait-il ladre, notre commanditaire ?

— A partir de maintenant la course est pour moi, le rassuré-je.

Le fabricant de sirop glagate de plus en plus.

— Mon ami t’a posé une question, interviens-je. Tu as trois secondes pour y répondre, sinon je te flanque la tête la première dans l’un de tes chaudrons.

— Je… j’ai voulu lui rendre service, fait-il en montrant le cher défunt qui tient beaucoup de place sur le plancher (tous les morts, quand ils ne se trouvent pas dans leur lit, sont des duc de Guise encombrants).

— Pourquoi lui rendre service ?

— C’est mon cousin !

— Le fils de mon pauvre frère, précise la grosse myoparde qui continue de tourner sa cuiller de bois dans le ragoût de lard d’un geste inconscient.

Pinaud renifle la marmite où mijote la chose.

— Je me suis laissé dire que vous mangiez cela avec des haricots et que vous arrosiez le tout de sirop d’érable ? interroge-t-il.

— Oui, c’est vrai, confirme la grosse ogresse.

— Au plan calorique ce doit être très riche ? objecte le vioque.

Il reglisse doucement dans la semoule d’où l’argent, gagné à flots, l’avait passagèrement sorti. Mais la nature reprend toujours ses imprescriptibles droits !

— On a besoin de combattre le froid, par ici, justifie la vachasse.

Marrant, cette discussion culinaire en présence d’un mort, et alors que la posture de ces deux personnages est assez angoissante.

— Quel service avez-vous rendu à votre cousin ?

— On l’a hébergé avec son ami Manson.

Manson ! Tempes Grises s’appelait (ou se faisait appeler) Manson. Faut venir dans cette « cabane à sucre » pour l’apprendre !

— Pourquoi n’habitaient-ils pas l’hôtel ?

— Ils avaient des problèmes et ne voulaient pas attirer l’attention.

— Ils étaient chez vous depuis longtemps ?

— Deux jours.

— Ils y faisaient quoi ?

— Rien. Manson téléphonait beaucoup.

— Ils vous ont expliqué pourquoi ils devaient se cacher ?

— Non.

— Vous n’êtes pas curieux. Je suppose que vous avez dû palper un paquet de fric, non ?

Il ne répond rien.

Moi, il ne me satisfait pas pleinement, ce vilain bougre. A cause du sale coup de latte qu’il m’a placé dans le maxillaire et qui va m’obliger à aller bâiller grand chez mon dentiste, chose que j’abomine. Tu sais comme je suis psychologue ? Si tu ne l’es pas, faut pas te faire médecin ou flic, sinon tu t’écrases. Ce gonzier, il est en train de tirer des calculs dans sa vilaine tronche. De peser le pour et le contre. Bref, il nous nique à sa manière.

— Allons dans le local а côté, décidé-je. Pinaud, tiens compagnie à madame, je suis convaincu qu’elle a d’autres recettes québécoises à te confier.

Une fois près des chaudrons odorants, j’écarte le blouson « du » fils et lui ôte sa ceinture. M’en sers pour lui maintenir les mains liées dans le dos.

— Cher siropteur, l’attaqué-je, je ne suis pas content de vous. Vous nous cachez des choses, ou du moins « quelque chose ». Vous hésitez à parler et nous perdons un temps précieux. Vous avez entendu mon vieil ami, à l’instant ? Le compteur du taxi tourne !

Pendant que j’exprime, je vais chercher deux tabourets de bois que j’approche d’un des trois chaudrons. Un signe à M. Blanc ; il avait déjà pigé. Nous nous saisissons du vilain en le prenant chacun par un bras et une jambe. L’élevons à la hauteur de la marmite infernale. La chaleur qu’elle dégage est folle, on se croit devenus soutiers à bord d’un vieux steamer de jadis.

— Vous parlez illico, ou c’est la tête dans la soupe, mon ami ! avertis-je.

— Non, non ! il s’affole.

— J’écoute.

— Le cousin et son ami m’ont amené un agent secret à garder !

— Un agent secret ?

Tiens, voilà du nouveau. On tombe de « charrette en syllabe », comme dit Alexandre-Benoît.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ! fais-je.

— Ils l’ont capturé et le gardent comme otage pour s’ils avaient des ennuis.