— Et où est-il cet agent se…
Pas le temps d’achever ma phrase. Ce turbin, mamma mia ! M’agine-toi que le pantalon du zigoto, inretenu puisqu’il n’a plus de ceinture, nous reste dans les pognes, et le gus glisse à l’intérieur de son grimpant. Son poids est trop élevé pur qu’on ait le réflexe de le retenir avec une seule paluche et le malheureux va déguster son sirop en ébullition. Oh ! je te rassure, on le rattrape d’urgence ; mais sa frite est entrée en contact avec la sève en réduction. Il beugle comme un perdu ! Je le comprends étant ouvert aux vicissitudes de mes semblables. On le dépose sur le sol ! On court à la cuistance quérir une serviette et de l’huile. Est-ce une heureuse thérapie ? L’avenir le lui dira. Sa mammy joint ses hurlements à ceux du rejeton. Je calme le jeu de mon mieux en disant qu’on va transporter le pauvre gars à l’hosto ! Pinuche téléphone à des ambulations. Un accident ! Le mec touillait son putain de sirop. Le tabouret a ripé ! On n’aurait pas été présents pour le sortir de sa marmite, c’était la mort rassurée (comme dit toujours le Gros).
Le temps urge. Je prends la mère entre seize z’yeux (avec des verres comme elle en porte, tu peux multiplier par quatre).
— Où est le prisonnier ? Vite !
— Quel prisonnier ?
— Pas d’histoires, « le » fils m’a avoué que vous cachiez un agent secret.
Elle fait : « Oh ! oui ». Comme si elle venait juste d’y repenser.
— Dans la chambre du fils, sous le lit, il y a un trappon, révèle la vioque.
On se catapulte, M. Blanc et ma pomme et on dégage en force le plumard. Effectivement, une trappe apparaît, qu’on soulève grâce à son anneau de fer.
Une échelle plonge dans le noir.
— Il faudrait de la lumière ! déclare Jérémie.
II demande une lampe à la maman éplorée, laquelle lui indique une énorme loupiote à pile, de teinte orange, avec un faisceau de D.C.A. Ladite doit servir à éclairer le caveau, quand ils descendent, je suppose.
Nous dévalons. L’endroit est exigu : deux mètres sur trois à peine. Le mobilier, je t’en fais cadeau : un tas de paille avec une couverture et un seau hygiénique ancien modèle. Une forme gît sur la paille, entortillée dans la couvrante car il fait un froid d’enfer laguche. La frime de l’agent disparaît sous deux larges plaques de sparadrap : l’une pour l’aveugler, l’autre pour lui fermer la bouche.
Le pauvre mec doit être saucissonné car il reste foncièrement immobile.
Je m’agenouille auprès de lui.
— Eclaire-le, Noirpiot, je vais lui arracher ce bordel. Comment peut-il respirer ! C’est à peine si on lui a laissé une narine de libre.
Je dis au prisonnier :
— Serrez les dents, mon vieux, je vais arracher ces bandes d’un coup sec, c’est ce qui fait le moins souffrir.
J’empare le sparadrap couvrant les yeux, et rrran ! Ensuite, celui qui masque la bouche, et rran !
Puis je demeure sans voix. Sans réaction. Sans pensée. C’est vide et blanc sous ma coiffe.
— Je savais que tu finirais par arriver, me dit Marie-Marie.
Si un jour quelqu’un te demande l’endroit où le fameux San-Antonio aura été le plus heureux, sans hésiter, réponds-lui que ça a été dans un trou glacial des environs de Québec. Un vrai trou creusé dans une terre argileuse. Un trou pareil à une tombe. Si le même curieux insiste et veut savoir pourquoi le bonheur s’est épanoui pour lui en un tel endroit, sois compatissant, car la curiosité est un tourment, vois-tu, et l’être en quête de vérité est aussi mal dans sa peau que celui qui fait de la rétention d’urine ou qui souffre d’un calcul rénal (dos âne).
Explique-lui, que, dans ce fameux trou, San-Antonio, l’illustre, a eu le formidable bonheur de retrouver la femme qu’il aimait et qu’il croyait morte. Morte par sa faute. Raconte-lui que ça été flamboyant comme une apparition céleste. Archisublime. Tellement grandiose que le commissaire aurait pu interrompre là sa carrière, voire même sa vie, parce que tout ce qui pouvait suivre désormais serait de la barbe à papa.
Oui, dis-lui, l’ami. Dis-lui bien ! Dis-lui tout.
Quand, débarrassée de ses large bandes de sparadrap et aveuglée par l’éclat intense de la lampe, Marie-Marie a eu cette phrase qui résume si tant bellement sa confiance, sa foi en moi, il m’a semblé que la planète Terre se mettait à girer à toute pompe, qu’elle partait se perdre dans des galaxies inconnues, là où le temps ne ressemble plus à ce que nous en savons ni les gens à ce qui tant nous débecte.
Je l’ai serrée contre moi. Son cœur cognait contre le mien. Progressivement, ils se sont alignés sur la même heure pour battre de concert.
Je crois que Jérémie a déposé la loupiote sur le sol et qu’il est monté rejoindre Pinuche, lui annoncer la grande nouvelle éclatante !
Combien de temps s’est écoulé dans le sauvage bonheur, bestial et lumineux à la fois, de nos retrouvailles inespérées ?
Je ne songeais même pas а lui ôter les liens qui l’entravaient. C’est elle qui m’a chuchoté, d’un ton presque d’excuse :
— Tu veux bien me détacher ?
Je l’ai détachée. Ensuite massée.
Enfin baisée, à la langoureuse, dans la paille glacée de son cachot-sépulcre. C’était pas cochon le moindre. Une baise fervente comme une prière dite au bénéfice d’un malade gravement atteint. Si lente, si douce, si musicale. Du violon plus que de l’embroque, si tu peux piger ça, le cartésien. Le beau Danube Bleu, l’air de musique roi ! Qu’il n’y a rien de plus formide, de plus tout. Ils l’ont pris comme musique dans Odyssée 2001 et je les comprends. Ça exprime ce qu’il peut y avoir de plus intensément secret en nous. Tsoin tsoin, tsoin tsoin… Oui, j’ai limé Marie-Marie pour nous remercier le ciel de s’être enfin rejoints[14].
Il y avait un cadavre au-dessus de nos têtes et un brûlé du dernier degré qui criait « chaud les érables » avec l’accent québécois. Mais n’importait. Fallait qu’on cède à l’harmonie du monde. Qu’on se mêlasse (c’est le cas d’y dire) au grand concert. C’était grandiose.
Après cet hymne à l’amour, on est restés inertes dans la paille. J’avais des fétus qui me chatouillaient sous les burnes. Malgré le froid, on transpirait. J’ai éteint la lampe qui mettait des irréalités dans la fosse.
— Raconte ! ai-je chuchoté à son oreille.
Le moment était venu. Alors elle m’a tout dit.
C’était si stupéfiant que je la croyais par amour seulement, tant y avait de quoi incréduler. T’es sûr que je dois te résumer ? Comment ? Du moment que t’as acquis ce book, je suis obligé de livrer ? Oui, bien sûr. Romancier, c’est téméraire comme turbin, si on réfléchit. Ça t’engage. Tu prends des responsabilités.
Figure-toi qu’elle me lâche le grand navet, Marie-Marie, je veux dire, pardon, le grand aveu. Voilà plusieurs années qu’elle a largué l’enseignement. Pas pour faire secrétaire dans un organisme caritatif international, mais pour entrer dans les services secrets français. Par amour de moi. Elle a voulu faire un métier similaire au mien. Elle a convaincu les hauts responsables de ses capacités. A fait ses classes, s’est montrée brillante !
Tu juges ? C’est pas de l’amour fanatique, ça ? Totalement engagé ? J’en chiale. Tu peux pas voir dans le noir, mais touche ma gueule : on dirait les pampers d’un bébé après plusieurs heures d’usage. Elle a déjà rendu de grands services aux Services, la miss. Surdouée, la cachottière ! et moi, bonne pomme, je continuais de la croire dans un boulot planplan. Certes, comme façade, elle s’occupait effectivement de son organisation de charité. Les chiares du tiers monde, les affamés du Bangladesh ou de I’Ethiopie, elle y allait corps et âme, ma merveilleuse. Mais dans l’ombre, tu parles d’un turf ! En passe de devenir la Jeanne d’Arc des services secrets, ma toute belle !
C’est elle qui a appris que le conseiller Branlomanche était en contact avec un mec pas frais, insaisissable et machiavélique nommé Manson. Un type au pedigree mal cernable. Plus ou moins anglais, plus ou moins bulgare. Il a dirigé un commando de mercenaires en Afrique. Ensuite, on le retrouve dans une affaire de détournement d’avion qui se termine en Algérie, où il disparaît. Puis il y a des histoires de documents volés aux Nations unies. D’autres trucs encore. C’est, en grand et en sanglant, ce qu’était Spiel aux magouilles ténébreuses. Messieurs « Pas vus pas pris ! » et « Cours-moi après, je t’attrape » !
Marie-Marie qui séjourne à Bruxelles, informe le général Chapedelin qu’il se manigance du louche à Ottawa (Ottawa de là que je m’humecte)[15].
Boniface Chapedelin commet l’imprudence de contacter directo Sébastien Branlomanche pour lui demander de se justifier, et tu connais la Suisse. Pardon : la suite. Branlomanche s’adresse à Spiel, lequel lui nettoie le plancher. Mort du général canadien.
Après l’assassinat, Aloïs Laubergiste (dit le chafouin), qui est au courant de la démarche de Marie-Marie auprès de son « défunt protégé » (sic), se met en quête de Marie-Marie pour connaître ses sources et mener une enquête. Il la déniche à Genève. Ce qui fait, tiens-toi bien, Germain, qu’en réalité, c’est elle qui a motivé son voyage à Genève et son départ pour Montréal à bord de notre avion !
La fatalité, le hasard, les exigences de mon bouquin, tout a concouru pour que nous prenions le vol que Manson et sa funeste équipe se préparaient à détourner aux fins que tu sais. Etonnant, non ? Dis-moi que c’est étonnant, ça me ferait plaisir ! C’est étonnant ? T’es sincère ? Merci.
Bon, la suite, je te l’ai tellement racontée par le menu que ça te filerait la gerbe si je revenais sur ces péripéties effroyables. Sache qu’après Axel Heiberg, le grand forban abominable a fait poser le D.C. 10 dans un flot situé au nord-est du Canada. Un coin appelé l’île de Santambour ; endroit désolé s’il en est. On y a déchargé les trois quarts du minerai. Manson a fait procéder à un plein véritable (le carburant y était stocké). Il a alors donné l’ordre à l’avion de repartir, en sacrifiant deux de ses comparses chargés de braquer les pilotes, ainsi que quelques autres personnes qu’il avait emmenées. L’avion était piégé et devait exploser au-dessus de l’océan, assez près des terres toutefois pour qu’on pût repérer l’épave et retrouver accessoirement une partie du minerai. Ainsi on allait conclure, après cette catastrophe, à la faillite du coup. L’action policière s’éteignait. Un avion privé est venu récupérer Manson, ainsi qu’un de ses lieutenants (lequel gît sur le plancher de la vieille) et Marie-Marie.
— Il savait qui tu étais ? l’ai-je interrompue.
— Oui.
— Comment ?
Elle a baissé le nez dans l’échancrure de ma chemise. Son aveu a été formulé dans mes poils pectoraux, assez touffus, comme chez les vrais bandants.
— Parce que je lui ai dit. Il m’a torturée et je n’ai pas eu la force de résister ; d’ailleurs cet aveu n’avait pas grande importance et ne compromettait rien… que moi.
— Pourquoi t’a-t-il emmenée d’Axel Heiberg, si à ce moment-là il ignorait tes occupations ?
— Il les soupçonnait. Le fait que je sois en ta compagnie lui a mis la puce à l’oreille.
— C’est toi qui lui as parlé du conseiller Branlomanche ?
Un gazouillis de libellule me répond.
— Oui, j’ai honte. Il m’a brûlé la plante des pieds. J’ai encore très mal, tu sais.
— Je comprends. Il s’est pointé ici pour s’entretenir avec Branlomanche, lequel, à la suite de petits ennuis de santé, venait y faire un check-up discret.
Le reste, c’est à mécolle pâteux que je le récite :
Il a aperçu Spiel auprès de Branlomanche. Il aura filoché le gazier jusqu’au Frontenac et a décidé d’avoir une converse avec lui pour découvrir ce qu’il maquillait avec son complice. Mais quand il lui a rendu visite, nous étions dans la place, Béru et moi.
— En somme, dis-je après réflexion, les conteneurs de minerai se trouvent toujours en territoire canadien ?
— A moins qu’on ne soit allé les récupérer ces deux derniers jours.
— Je ne le pense pas. Ils auraient été transférés dans la foulée ! Sais-tu pourquoi ils sont ici ? Parce que la bande compte les revendre… aux Canadiens, ma chérie ! Aux Canadiens, tout simplement !
« C’est ça la seconde trouvaille géniale de Manson : on accrédite l’idée que le butin est anéanti, mais on le laisse dans le pays ! Ensuite, on a tout son temps pour négocier ! Toi, on te gardait par mesure de sécurité jusqu’à la conclusion des tractations, comme éventuelle monnaie d’échange au cas où Manson se serait fait alpaguer ! Du très grand travail effectué par une très grande crapule. La pire peut-être que j’aurai connue ! »
— Je vous demande pardon de vous importuner, tombe la voix affectueuse de Jérémie, mais voilà les ambulanciers. On leur fait emporter aussi le macchabe pendant qu’ils sont disponibles ?
— Attends un instant dans le couloir, mon adorée, dis-je à Marie-Marie. Il faut que je prévienne tonton que tu vis toujours, sinon il va tomber raide !
Sage précaution.
Raide, il l’est déjà, oncle Béru. Le braque des très grands galas culiers. Un monument érigé (tu parles) à la gloire du pénis humain !
La môme Louisiana est crucifiée sur le lit (croix de Saint-André seulement), mais quel tableau !
Le Chevalier du Panet est agenouillé dans la partie inférieure de la croix, ce qui est logique. Notre arrivée tempestive interrompt une intromission qu’on pouvait espérer fougueuse.
— Ah ! v’v’là les mousqu’taires ! Cette frangine, l’est duraille à décider, mais une fois lancée, faut pas y en promett’. J’l’entr’prends pour la quatrième édition du con sécutive. J’craindre qu’j’vas finir par y défoncer l’entresol ! ‘rheusement qu’il a du répondant, le Sandre !
« Oh ! faut qu’j’vais vous faire marrer. V’s’avez comment qu’é s’appelle d’son nom d’famille, Louisiana ? V’s’allez pas m’croire, mais c’est testuel : j’ai vu ses fafs : Bérurier ! Louisiana Bérurier. On a étudié notr’ arb’ zoologique. On n’est pas parents, d’après nos origegines. Moi c’est la branche alcoolique d’Normandie, elle c’est la branche syphilitique des Ardennes ; c’qui vous esplique que, pour la bouillave, on peut y aller franco de porc : aucune sanguignolité ent’ nous. Bon, si vous pourreriez m’la laisser finir à tète r’posée et fermer la porte en partant… »
— Non ! fais-je. Tu termineras mademoiselle plus tard, Gros. Rentre dans ton bénouze, je t’amène du monde !
Et puis alors là, ça se passe plus tard, tu vois ?
Au bar luxueux de l’hôtel devant les dry martinis comme Germain Lapierre sait les réussir : trois tiers gin, deux tiers Martini, un zeste de citron et une cerise confite en dévotion pour couronner.