— Je vous demande pardon, monsieur Alexandre-Benoît, réagit l’amazone égarée. Les sens qui m’ont emportée. C’est si rarissime que je jouisse au client ! Bougez pas, je vais vous finir à la mano. Une savonneuse, comme vous raffolez !
Et, la conscience professionnelle débordante, Mirella entreprend de réparer les méfaits de sa désinvolture.
Il est abasourdi, Justin. Ne pensait pas que tant de luxure ingénieuse fût monnaie courante à Paris. Quand il m’a révélé son ambition d’y grimper une pute, il prévoyait rien d’aussi chamarré, question sensoriel. Il ambitionnait simplement une petite crampette qui le changerait de sa fermière, de ses chèvres et de ses servantes. Mais cette emplâtrée grand veneur, en une chambre-boudoir au luxe raffiné, cette coïterie bicéphale (du nœud), ce dévergondage effréné, ça le laisse perplexe, le gus. La vie ne sera plus jamais pareille, maintenant qu’il sait que « ÇA » existe. Notre garde-fou le plus sûr, à nous autres dépravables, c’est l’ignorance. Nous voilà en perdition dès lors que nous avons tâté de la chose prohibée.
Moi, je répète à mi-voix : « port » et « Eve ». A moins que ce ne soit « porc », ou « pore ». Deux syllabes en saillie dans le débit inaudible d’une phrase. Pourquoi pensé-je qu’elles ont de l’importance ?
Mirella fait merveille de sa dextre gantée Cadum. Elle arrache de sa Majesté un feu d’artifice impressionnant qui éclabousse l’environnement en gerbes lourdes mais harmonieuses.
Tout est bien qui finit bien. Cet hymne à l’amour perpétré (assez bassement), nous voici disponibles pour de futures prouesses. L’existence va à cloche-pied, à cloche-couilles. Tu niques, tu attends, tu reniques. C’est sans fin, sans trêve. Ou alors, faudrait aller se faire décoder. Qu’on t’affuble d’un nouveau programme d’où seraient exclues la baise, la bouffe et les sordides ambitions. On s’éthérerait, deviendrait pur esprit.
Nous ciglons un supplément à Mirella pour ses vaillantes prestations. C’est les fonds secrets qui marchent !
— Et vous, commissaire, vous repartez sans vous êtres mis à votre aise ? déplore la chère rouquine.
— Une autre fois, promets-je.
Les prouesses des deux gugus loin de m’exciter, m’ont flanqué le bourdon. Je pense à Marie-Marie que j’ai retrouvée dans Papa, achète-moi une pute, le chef-d’œuvre précédant icelui. Nous avons décidé de nous marier dans les meilleurs délais, la Musaraigne et moi. Pour l’heure, elle participe à une commission sur la faim dans le monde, à Genève. Dès qu’elle sera de retour, je…
— Qu’est-ce y t’arrive ? demande le Gros, en me voyant m’arrêter dans I’escadrin de Mirella, un pied dans le vide.
— Justin ! appelé-je doucement, à voix de zombi.
— Commissaire ?
— Aéroport de Genève.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je dis aéroPORT de GenEVE. « Port » — « Eve ». Ça ne pourrait pas être ça, les deux syllabes attrapées au vol ?
II a retrouvé tout son équilibre de Français profond, Justin Petipeux. A présent qu’il s’est dégagé le chinois, il fonctionne impec du bulbe. Le voilà qui ferme à demi un œil, comme quand il marchande une vache à la foire d’Aubenas. II laisse aller sa gamberge, longuement.
Et puis il opine.
— Exactement, commissaire. Maintenant, c’est pareil que si j’entendrais la phrase en entière : à l’aéroport de Genève ! Oui, oui ! Pile ça ! Dedieu dedieu, vous alors, votre réputation n’est pas usurpée ! C’est bien comme dans vos bouquins !
Elle est à la tribune.
Putain, cette secousse ! Un tailleur légèrement parme, chemisier jaune. Des micros en arc de cercle devant son pupitre. Elle cause. Bien ! De choses fortes qui viennent t’agacer le bout du cœur. Elle déclare à ces doctes glandeurs rassemblés que le tiers-monde, c’est pas de la nourriture qu’il faut lui porter, mais les moyens d’en fabriquer. Et elle ajoute que celui qui agit par pitié avec les déshérités de la planète ferait mieux d’aller se faire cuire un œuf. Les crève-la-faim elle affirme, Marie-Marie, c’est pas des dons qu’il leur faut,mais leur dû ! Et les birboches ponctuent ses déclarations d’applaudissements nourris (eux !). Note que les birbes le sont vachement aussi. Y a que les niacouais qui la pilent sur leurs terres ingrates.
Moi, elle me fascine, ma merveilleuse. Sa personnalité s’est affirmée. On la sent vibrante d’énergie. Passionnée. Promise à un grand destin.
Au fond de la salle, y a un gazier debout près de moi. Un chafouin poilu, avec les yeux qui se croisent les bras, et des sourcils qu’il n’a pas recoiffés depuis huit jours. Il grommelle des trucs. Je tends l’esgourde. Il murmure : « Elle se prend pour Marie-France Garaud, cette gonzesse. Elle ferait mieux de tailler des pipes ! »
Prenant l’attention que je lui voue pour un intérêt complice, il a le tort de me prendre à témoin :
— Ces pétroleuses qui jonglent avec les grands sentiments humanitaires, moi j’ai envie de leur coller ma queue dans la bouche pour les rendre muettes. Feraient mieux de se faire enfiler que de nous interpréter leur berceuse. D’autant que celle-là est bien foutue, vous ne trouvez pas ?
— Si, conviens-je, avec un maximum de sincérité.
— Vous ne lui colleriez pas la grosse, vous ?
— Si, répété-je.
— Et moi donc ! Vous avez vu son pétrousquin quand elle est montée а la tribune ? Vous voulez que je vous dise ? Car on sent qu’on peut parler avec vous ! Ce que j’aimerais, c’est la prendre en levrette. Je m’y vois déjà.
— Pas moi, assuré-je.
— Vous ne vous y voyez pas ?
— Moi, si, mais c’est vous que je ne vois pas dans cette posture, vieux ! C’est pas le genre de môme à se farcir des chimpanzés !
Il cesse de sourire et de bavocher. Il attend que je compte jusqu’à dix et finit par lancer :
— Pardon ?
— Hein ? je lui demande.
— Vous avez dit que c’était pas le genre de fille à se taper des chimpanzés ?
— Ben, oui. C’est l’évidence même. Un vilain-pas-frais comme vous lui ferait une propose, elle en gerberait son quatre-heures, la pauvrette !
— Vous me cherchez ?
— Absolument pas.
— Vous croyez peut-être que je vais me contenter de ça ?
— Si ce n’est pas suffisant, je peux y ajouter ceci.
Comme je me tiens à son côté, t’ai-je dit, j’exécute un demi-pas en avant, afin de me détacher de lui, je replie mon bras droit et lui balance mon coude dans le tarbouif. Mais alors, la toute grande pétée. Il accueille cette livraison d’os avec un cri escamoté.
— Chut, fais-je, n’importunez pas l’oratrice.
Ce qui l’impressionne le plus, c’est que je ne me suis même pas retourné pour apprécier les éventuels dégâts. Je reste debout à côté de lui, offert а ses représailles.
— Sors dehors ! il m’enjoint, la voix ébréchée.
— Si je sors dehors, je te rentre dedans, rigolé-je, ce qui n’est pas nouveau comme humour, mais qui remplit toujours son office.
Dès lors, il se croit autorisé à m’administrer un ramponneau à l’estomac. Jeu d’enfant que de le parer d’une minuscule esquive pivotante. Me souvenant opportunément que je porte mon ravissant trench-coat d’officier, à épaulettes, qui me donne l’air grand reporter sous la une, j’en palpe les poches. Mes gants de cuir fourré s’y trouvent. Je sélectionne le droit, l’enfile posément tandis que cette basse charogne me file un coup de saton dans le mollet. Moi, qu’à peine ébranlé, je dirige ma dextre gantée en direction de sa braguette et, non sans répulsion, lui saisis les bourses. Il en trimbale un beau paquet, façon sous-préfet[1]. J’attrape l’ensemble de ma main puissante et me livre simultanément à une double action : je comprime et tords.
Ton ami Sana a toujours joui d’une force peu commune dans les mains. Il déchire comme une pochette d’allumettes les jeux de cinquante-deux cartes et broie une poignée de noix pour en extraire deux litres d’huile !
Là-bas, ma chère Marie-Marie lance sa conclusion à la tribune, de sa belle voix chaleureuse et harmonieuse.
— Comprenons-le bien, dit-elle. Chaque enfant du monde qui souffre de la faim devient automatiquement notre enfant !
— Vrouhhhaa ! fait l’assistance conquise en applaudissant à tout rompre, comme on dit.
Que je me demande à quoi ça correspondait, ce « tout rompre » au départ.
— Vraouiouiouilllle ! hurle le gonzier dont j’exprime le jus de bumes.
Lui, il n’applaudit pas : il s’évanouit sous l’intensité de la douleur et glisse entre quelques personnes et moi.
— Il est malade ! s’exclame un Belge opportun qui a de la présence d’esprit.
Je remets mon gant avec l’autre.
— La chaleur, dis-je, au Belgium. Y a des gens qui ne supportent pas.
— Il écume ! note le vaillant fils du roi Boudin.
— Alors ce doit être du delirium, diagnostiqué-je.
— Il faut aller chercher du secours ! conclut le Belge[2].
— Inutile, certifié-je. Ça va lui passer comme ça lui est venu.
— Il est tout vert.
— Parce que ses symptômes s’accompagnent d’une poussée chlorophyllique à dégagement poreux.
— Vous êtes docteur ?
— En épiphanie concentrée ; c’est moi qui ai opéré le conservateur de la tour Eiffel lorsqu’il a eu une inflammation de la pointe.
Mon interrolocuteur me dédie une mimique de considération. Dès lors, nous enjambons le chafouin pour nous retirer, car la conférence est terminée.
Je m’attarde dans l’immense hall du palais des causettes jusqu’à ce qu’apparaisse ma bien-aimée. Elle est cernée par une armada de vieux crabus qui la complimentent et la sollicitent pour d’autres prestations.
Je fends la foule des admirateurs.
— Mademoiselle, fais-je, votre voiture est avancée ; vous avez tout juste le temps si vous voulez avoir votre vol.
De me voir surgir au milieu de ses podagres, ça la scie, Marie-Marie. De surprise, elle ouvre les yeux et la bouche. Mais avant qu’elle profère, je la happe et l’entraîne.
Fectivement, je dispose d’une guinde dans le parking, muni d’un chauffeur. Il est vaudois, mon taximan, avec des favoris blond cendré, une casquette sommée d’un petit bistougnet marrant, des lunettes posées au bord de son tarin fourbi au saint-saphorin. Il porte un gros cache-nez de laine bleue et il écoute religieusement sa radio qui raconte le dernier match de Xamax contre les Constipés de Bavière.
Marie-Marie prend place. Je claque la portière, contourne l’arrière du bahut pour aller m’asseoir à son côté.
— L’aéroport, dis-je.
Elle laisse éclater sa surprise.
— Toi à Genève, si je m’attendais !
— Il faut toujours t’attendre à tout de ma part !
— Tu vas prendre l’avion ?
— Textuel.
— Pour Paris ?
— Montréal.
— Tu pars pour le Canada ?
— Toi aussi !
Je tire de ma vague deux billets Swissair, first classe, les feuillette.
— Je ne rêve pas : il y a bien ton nom écrit là-dessus, non ?
— Mais, Antoine !
— Il n’y a pas de « mais », ma chérie !
— J’ai des rendez-vous, cet après-midi !
— Je te les ai décommandés.
— Je n’ai pas pris mes bagages !
— Ils sont dans le coffre du taxi !
— Mon hôtel…
— Je l’ai réglé.
— II ne fallait pas, je suis prise en charge par…
— Par moi ! Les autres n’existent pas, n’ont jamais existé, n’existeront jamais !
— Tu es fou !
— Totalement, et de toi !
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Une enquête. Une de plus. Excitante ! Une affaire très bizarre.
Et, chemin roulant, je lui narre la mésaventure survenue à Justin Petipeux, fermier ardéchois, de même que l’attentat perpétré contre le général Boniface Chapedelin à Bruxelles.
— Le type de la voiture de sport jaune et son compagnon de voyage ont parlé de l’aéroport de Genève. Je me suis rabattu sur l’aérogare. Dans le parking de durée illimitée j’ai déniché une Lotus jaune, immatriculée dans les Alpes-Maritimes et pourvue d’un porte-bagage chromé. Comme l’un des occupants annonçait son départ pour Montréal, je me suis fait remettre la liste des gens qui ont pris le vol d’hier. Astucieux, hein ?
— Et alors ? veut-elle en savoir plus.
— L’un des noms correspondait avec celui du propriétaire de la Lotus que la préfecture de Nice m’a fourni.
Elle sourit, éblouie.
— Tu es vraiment un flic de premier ordre, Antoine !
— Penses-tu l’enfance de l’art ! Même ton oncle Béru aurait agi de la sorte.
— Et tu vas à Montréal pour retrouver le bonhomme en question ?
— Gagné !
— Tu feras quoi de lui, si tu le déniches ?
— J’essayerai d’apprendre qui a tué le général Chapedelin, et pourquoi. Au besoin, je préviendrai d’autres actions de ce genre, car je pressens une machination.
— Et qu’est-ce qui motive mon déplacement à moi ?
— L’amour que je te porte, Tourterelle à col bleu.
— Tu sais que j’ai des occupations…
— Je le sais puisque je suis ta principale occupation. Tu dois t’occuper de moi, Marie-Marie. J’en ai besoin.
Elle pose sa tête contre mon épaule. Sa main cherche la mienne, nos doigts s’entrecroisent. A la radio, il passe une déclaration de Gilbert Facchinetti, le big boss du Neuchâtel-Xamax, rapport à l’achat d’un joueur bulgare qui viendrait renforcer sa défense la saison prochaine. Le chauffeur se retourne pour nous dire que c’est une belle acquisition. Lui, s’il avait l’argent, il n’hésiterait pas. Je lui réponds que je saurai quoi lui offrir pour Noël. Il rigole et je roule une pelle à ma conférencière.
Le vol doit faire escale à Zurich. Partant à treize plombes de Genève, nous devrions nous poser à quinze heures trente à Montréal par le jeu du décalage. J’achète une belle boîte de Suchard[3] en duty free à ma compagne. Elle fait semblant d’être contente, mais les petites frangines de cet âge ont trop le souci de leur ligne pour se laisser envahir par des calories de complaisance. On passe dans le satellite qui nous concerne en parcourant un long cheminement sur le tapis roulant. Ce départ à deux m’émoustille bougrement. Ça ressemble déjà à un voyage de noces ; sauf que la noce sera pour le retour !
On attend dans la grande rotonde vitrée. Notre zinc est à pied d’œuvre, avec les gonziers habituels qui s’agitent autour pour les bagages, le plein de schizophrène (comme dit Béru), les vérifications diverses. Une vingtaine de minutes s’écoulent, puis le vol est appelé. Comme on voyage en first, nous laissons grimper les touristes avant nous. Ils queuleuleutent, leur brème çl’embarcade à la main. Ça s’écoule assez vite car le gros des passagers grimpera à Zurich.
Juste au moment où l’on annonce que ça va être au tour des first, un mec courtaud, trapu, broussailleux, survêtu d’un imper blanc dûment constellé de taches, s’avance en trimbalant un commandant — case noir. Il marche précautionneusement, kif le funambule traversant sur un fil le Grand Canyon du Colorado.