Il y a eu un temps. Mon correspondant soufflait fort du nez car il était anxieux de ma réaction.
« — Voilà, a-t-il balbutié, c’est tout. Je ne sais pas si j’ai bien fait de vous prévenir ? »
« — Vous avez très bien fait. Vous êtes monsieur Justin… »
« — Petipeux, fermier à Goguenars, près de Privas. Faut-il vous donner mon téléphone ? »
« — S’il vous plaît. »
« — Au cas que vous auriez besoin de moi, gênez-vous pas. »
On s’est séparés. J’étais indécis. Ce bon nabus ardéchois semblait très secoué par les paroles du compisseur de caillettes. Mais avait-il bien entendu les paroles qu’il venait de me transmettre ?
Par acquit de conscience, j’ai téléphoné à mon pote Harry Rigting, correspondant du Newsweek à Paris. Un Amerloque converti au bordeaux et qui a abandonné les hamburgers arrosés de ketchup pour le cassoulet noyé dans le Saint-Emilion.
« — Dis-moi, Harry, connais-tu un certain général Chapedelin ? »
« — Sûr ! Il est attaché militaire du Canada à Bruxelles. »
« — Quel genre d’homme est-ce ? »
« — Brave type assez popote. Il achève sa carrière dans un fromage de tout repos. »
« — Je viens de recevoir une information comme quoi ses jours seraient en danger. »
Harry a éclaté de rire.
« — S’ils le sont, c’est à cause du whisky. Il doit s’en cogner un magnum par jour. Chez lui, la couperose a viré au noir. »
On s’est encore dit deux trois bricoles à propos du temps et de Mme Thatcher, aussi imbaisables l’un que l’autre. Puis on a raccroché.
Le lendemain, le général Boniface Chapedelin a été abattu à Bruxelles d’une rafale de mitraillette au moment où il quittait sa villa du Bois de Lacante. L’attentat classique : deux motards casqués. Celui de derrière manœuvre la sulfateuse. Boniface Chapedelin n’a survécu qu’une heure à ses blessures, et il est décédé pendant son transport à l’hôpital.
Pas mal, non ? Du coup, Justin Petipeux acquérait une importance indéniable. Quand je l’ai rappelé, il avait déjà entendu le fait divers à la téloche et il était heureux comme un qui vient de traverser l’Atlantique dans une poubelle ou d’inventer le sérum contre le Sida. « Vous voyez, hein ? Hein, commissaire, vous voyez ? »
« — Il faudrait qu’on discute de la chose en profondeur, monsieur Petipeux. »
« — Je peux monter à Paris si vous me payez le voyage j’y suis jamais été. »
Il espérait à mort ce voyage. Généralement, les fermiers n’aiment pas quitter leur exploitation, surtout quand ils « font le bétail ».
« — Ce serait parfait. Sautez dans le premier train et arrivez, vous serez entièrement défrayé. »
« — Effrayé par quoi ? » il s’est inquiété.
« — J’ai dit « défrayé », monsieur Petipeux ; c’est-à-dire remboursé de vos frais. »
« — Dites-moi-le pas deux fois, commissaire ! » a-t-il exulté !
Puis, baissant le ton parce que sa fermière ne devait pas être loin :
« — C’est vrai que les putes, là-bas, vous font des choses espéciales ? »
« — Tout ce qu’il y a de vrai, monsieur Petipeux ; je vous arrangerai ça. »
Il est venu. On a causé. Je lui ai « arrangé ça ». Et tu vois : le bide ! Lui qui espérait tellement se faire reluire somptueusement, le gros chéri !
Bérurier a cessé de déguster la môme Mirella. Il s’essuie délicatement les lèvres avec son slip (ce qui constitue un exercice périlleux) et déclare :
— V’voiliez, m’sieur Justin, ceci, c’est les amuse-gueules comme qui dirait, matière d’se faire un palais. On pourrait pas s’permett’, av’c la première pute venue, mais Mam’selle Mirella, c’est la maison sérieuse, à l’ancienne, ell’ rechigne pas sur les blablutions et l’ permanganate d’ potache. Maint’nant, bien qu’ j’eusse le Nestor au point fixe, Mam’selle Mirella va me tétiner l’ gros père, histoire d’éviter la surchauffe. Notez qu’ sa chaglatte, à cette gentille, c’est pas d’ la minouche d’ communiante. Y a lurette qu’elle fait un bras d’honneur au gouffre d’Padirac ; n’empêche qu’un braque bien salivé, c’est comme une barbe bien savonnée avant l’ rasesage, l’ reste s’opère dans l’ velours !
« Tenez, m’sieur Justin, matez comme elle ouvre grand son bec, cette frangine ! Une entrée d’ métro ! Et c’est pas d’ trop, v’savez, vu l’diamètre de mon module lunaire. R’gardez : l’est obligée de rentrer l’train d’atterrissage de son dentier pour m’pomper sans risquer d’ m’ causer des esquimaudes. Foutre diantre, c’ qu’elle assure bien, Ninette ! Un braque pareil, on peut pas croire, hein ? Quand on voye mon chauve à col roulé, ça paraît irréel qu’elle pusse l’engouffrer jusqu’au rez-de-chaussée. J’ plains sa polyglotte, Mirella.
« Faut pas avoir les amydales enflées pour réussir l’esploit ! Et a gerbe pas le moindre, vous constatez ! J’aurais une lampe au bout du nœud, j’y ilumin’rais les poumons ! J’pige pas, Justin, qu’ vous fussiez insensib’ à une pipe d’ c’ t’envergure. Garder le paf bigornuche quand une gonzesse aussi formide vous l’estrapole, ça dénote, v’savez, Justin. A vot’ place j’ ferais contrôler mon diabète. C’est pas humain ! Charogne ! Si a continue, a va m’déflagrater l’sac à foutre ! Mollo, Mirella ! Mollo, ma poule, tu veuilles pas qu’ j’aie l’éternuage précoce, dis. C’est pas mon style !
« Non, mais, a m’entraоne à dame ? Gaffe-toi, la mère ! Si j’ouv’ les ballasts, tu meurs étouffée, engagé l’au point que je sus. Oh ! dis, pouce ! J’ reprends mon bien. Homicide volontaire, j’refuse !
« Ouf ! Maint’nant, Justin, on va vous interpréter moi et maâme, l’éteignoir de cierge. Visez : j’m’allonge su’ le pucier. Vous matez, ce mât de Gascogne ? Tabarly voye ça, y traverse l’Atlantique à mon bord ! T’accroches une voile à Popaul et c’est parti vent arrière ! Mettez-vous donc à mes pieds, Justin, miss Mirella va accomplir son numéro favori : l’enjambement du guerrier. Là, elle a beau êt’ pute elle y va carrément au panard, n’est-ce pas, ma grande ? Quand é m’ coiffe l’cierge av’c son moule à pafs, y s’passe des choses dans son sensoriel. J’ments-t-il, Mirella ?
« Vous voiliez l’escalade ? Cette technique ! Vu d’où vous êtes, ça doit z’êt’ féerique. Elle pratique délicat’ment, la chérie. L’naufrage du Titanesque, Justin. Tout va y passer, ayez confiance ! Tout juste si ell’ enquille par les sœurs Bronté av’c l’ reste. V’voiliez la bébête qui disparaît dans son terrier ? Là, elle se contient, mais déjà c’est parti pour la grande remoulade, espérez ! Elle absorbe en silence, façon boa constructeur, pour bien prendre ses marques avant la grande décarrade. N’ensute, y s’ra trop tard, elle pistonnera du berlingue comme une folle et même, à la lance d’arrosage, vous pourreriez plus la stopper. L’point d’non retour, on appelle.
« Mais que vois-je-t-il ! M’sieur Justin qui s’ prend à goder. Ça l’ gagne, la bandoche ! Voiliez-moi c’ petit monstre qui s’ monte le col ! Oh ! c’est pas la colonne Vendôme, mais ça dodeline de la tronche ! V’v’iez participer aux débats, Justin ? C’est très possib’ dans la position d’ posture que s’ tient Mam’zelle Mirella. Elle prend volontiers d’ la bagouze à l’occasion et un p’tit gratte-cul comme vot’ affaire est pas duraille à caser dans la conversation. Mouillez-vous s’l’ment le bout du gland, Justin. Si vous auriez pas d’salive, mouchez-vous dans vos doigts comme f’sait grand-père avant qu’il emplâtrasse la fille Marchandise, dans flot’ village de Saint-Locdu. La môme qu’avait peur d’ tomber enceinte, vu qu’à l’époque la pilule existait pas, prenait uniqu’ment d’la rondelle. Mais faites vite, biscotte Mam’zelle Mirella commence d’effervescer du réchaud. Si vous attendriez d’ trop, vous s’rez niqué question d’ la choper en marche ! »
Dégoûté par les manigances copulatoires de cette louche trinité, je quitte mon fauteuil des tribunes pour aller me servir une vodka polonaise.
En sirotant mon breuvage, je réfléchis à l’affaire Chapedelin.
Le voyage du père Petipeux à Paris ne m’a rien apporté de très positif. Tout ce qu’il a pu préciser, Justin, c’est que l’homme qui a compissé ses caillettes avait une voix très grave avec un léger accent étranger. Lequel ? Il a été infoutu de m’éclairer sur ce point. La bagnole, il l’a entr’aperçue après qu’elle eut démarré, entre les branches des noisetiers. Une voiture sport, basse, de couleur jaune avec un porte-bagages extérieur sur lequel on avait lié une grosse valise de métal. C’est peu, mais toutefois mieux que rien.
J’ai soigneusement noté ces données sur ce petit carnet à couverture de moleskine noire dont mon défunt père avait constitué un stock et qui « me fera la vie », plus celle de mes descendants si toutefois j’en ai un jour.
Lorsque je reviens devant la glace sans tain qui me sert d’écran pour une vidéo porno de grand style, M.M. Béru et Justin accomplissent une partie en double dans les intimités de Miss Mirella. Au début ils pistonnent un peu à contre-temps, ce qui nuit à l’exécution de cette symphonie sauvage, mais la muse au cul fumant remet les pendules à l’heure en parfaite tacticienne de l’amour en grappe.
— Dites voir, les hommes, faudrait accorder vos violons, que si chacun tire à hue et à dia, mes miches vont déclarer forfait. Moi, une déchirure d’un côté ou de l’autre, et me voilà au chômedu sans dommages et intérêts ! Arrêtez vos cosaqueries et repartez en mesure !
Docilement, les deux incriminés conjuguent mieux leurs assauts et se jettent à nouveau dans des frénésies éperdues.
Elle est comblée, Mirella. Et ce n’est pas un euphémisme que de le dire. Son bruitage en direct est plus émouvant que les postsynchronisations des films cochons. Y a une âme dans ses gémissements. C’est la grande plainte infinie du fion assailli de part en part. Un lamento, la mélopée du radada.
Et alors moi, juste il me biche une idée. Je vais les rejoindre. Pas du tout pour prendre part à la feria mais parce que je voudrais poser une question à Justin Petipeux. Sans doute une converse sérieuse est-elle inopportune, voire incongrue en un pareil moment, mais l’impatience a toujours constitué mon principal défaut et aussi ma qualité dominante.
Ses larges paluches emprisonnant le joufflu de la donzelle, le regard bas et glauque, le souffle haletant, il fourre à grandes enjambées ce lot de consolation, strapontin de la chair, que le Mastar, toujours généreux, lui a dévolu. Cette fois, il le tient, son tricotin, le brave nabus. Il laisse rien perdre. Son honneur est sauf ! Il lime à la cadence du trot anglais de madame, laquelle dévergonde du frifri sur la chopine béruréenne. Il marche dans la plaine immense, va, vient, jette la graine au loin ; rouvre sa main et recommence, et je médite, obscur témoin.
Toute la chère vieille paysannerie française en action ! Béru, le péquenot des villes, à tout jamais inadapté ; Justin, celui des campagnes, fruste et sain comme le pain cuit au feu de bois.
— Continuez, continuez, monsieur Justin ! fais-je avec bienveillance, j’ai juste une question à vous poser, mais ne déculez pas pour autant. Beaucoup de musiciens de nos fanfares jouent en marchant, je suis convaincu que vous, vous pouvez parler en sodomisant. Vous m’avez affirmé que vous ne compreniez pas la personne demeurée dans l’auto et que vous ne pouvez préciser si c’était un homme ou une femme. Moi, je crois qu’il s’agissait d’une femme car un autre homme serait probablement descendu pisser avec son copain. Peu importe, cette personne, qu’elle eût été mâle ou femelle, parlait. Vous n’avez pu entendre ce qu’elle disait, soit. Je suppose que vous voulez dire par là qu’il vous était impossible d’établir le sens de son propos…
— Fais pas chier, mec ! grommelle Bérurier, tu voyes bien qu’on est en train de piquer le sprint final ! Si tu lu causes au moment qu’il va éternuer sa cervelle, il est chiche de déjanter ! Que déjà il a eu une peine inouïse à s’ faire un braque, l’ pauv’ chou ! T’es pas chantab’, tézigue. V’là un brave homme qui voulait brosser à la parisienne. On l’apporte à Mirella, elle lui mastique le biberon pour la peau (c’est l’ cas d’y dire) et juste au moment qu’y r’colle au peloton, tu viens chanstiquer ses effets d’zob av’c des questions flicardes !
— Laissez, y a pas d’ mal ! elapote le gentil Justin. Qu’est-ce vous disiez, commi, commi, commis… sai ai AIRE ! Yooooop ! Brrrr ! Hue dia ! Vraoua vrraouou ! Hop ! cré bon gu ! Baouf ! Ça y est ! Dedieu dedieu ! lala lala ! Eh bé ! celle-là je l’ai pas vue partir !
Il fait un pas de dégagement et continue d’admirer le popotin en folie de Mirella qui attaque le panais du Gros à une allure que l’œil humain n’a plus la possibilité de suivre. De même qu’en T.G.V. tu ne peux pas lire le nom des gares traversées.
— Ce que je voulais vous demander, monsieur Justin, reprends-je stoïquement, c’est si, en réfléchissant bien, vous seriez capable de me rapporter un mot, voire une simple syllabe proférée par le compagnon (ou la compagne) de voyage du pisseur.
Petipeux qui a des notions d’hygiène limitées, ou qui est trop timide pour s’enquérir de la salle de bains, réintègre son calcif à longues manches.
Loyal, il s’abîme dans des réflexions.
— Ecoutez…, murmure-t-il.
— J’écoute.
— A la rigueur, j’ai peut-être entendu deux mots, ou deux morceaux de mots. C’est « port » et « Eve ».
Maintenant, c’est son pantalon qu’il remet, avec des gestes harassés de quinquagénaire aux burnes fraîchement essorées.
— Port et Eve ? répété-je.
— Ou quelque chose d’assimilé. Mais, sous toutes réserves, hein ? C’était plutôt des sons que des paroles.
— Étaient-ils rapprochés ? Je veux dire, faisaient-ils partie d’une même phrase ?
— Très rapprochés, commissaire. Ils se suivaient pratiquement.
— Port-Eve.
— Y avait tout juste un brimborion de mot entre eux, ou bien un silence très court.
— Port-Eve, m’obstiné-je.
Mirella pousse un hurlement d’intense satisfaction qui nous fait tressaillir d’allégresse jusque dans notre propre fondement. Mais les putes, c’est formide comme maîtrise de soi. Au lieu de s’effondrer sur le Mammouth, elle le déchevauche d’une reculade sans merci, ni vergogne.
— La vacca ! gronde le Gros. Comme elle laisse quimper l’centaure dans la descente ! Non, mais, ça va pas, ma grande ! T’sais qu’un lavedu quéconque, y meurt qu’on le disjoncte d’ cette manière ! Y a d’quoi se payer une embolie du mandrin !